jeudi 10 juin 2010

Théorie des Relations Internationales et cinéma : Sa majesté des mouches et le néoréalisme de Kenneth Waltz

Sa majesté des mouches est un livre de William Golding, adapté en film par Peter Brook en 1963. Le film et le livre sont parfois utilisés en cours de théorie des Relations Internationales (avec des majuscules car nous faisons référence à la discipline universitaire) en Amérique du Nord comme illustrations des théories réalistes ou néoréalistes.
Reprenant ce principe, cette note présentera la théorie néoréaliste des Relations Internationales de Kenneth Waltz en se servant du film Sa majesté des mouches de Peter Brook comme base d’argumentation : nous l’avons revu récemment et il comporte tous les éléments nécessaires à notre propos. Autant dire qu’on ne va pas rigoler des masses dans cette note.

Résumé rapide et orienté de l’histoire
Suite au crash d’un avion, un groupe de jeunes garçons se retrouve seul sur une île perdue. L’île s’avère paradisiaque, apparemment sans danger et fournissant de la nourriture en abondance. Les garçons décident de recréer une microsociété hiérarchique et d’élire un chef. Deux candidats se proposent : Ralph et Jack. Ralph est élu chef et, afin de contenter les partisans de l’autre candidat, nomme Jack responsable de la chasse.
Rapidement, des tensions surgissent entre Ralph et Jack. Suite à la découverte d’un monstre sur l’île (en fait le corps sans vie d’un parachutiste), les garçons se divisent en deux groupes rivaux. Le groupe de Ralph, plus pacifique, perd rapidement de l’influence. Ralph finit par se retrouver seul après l’assassinat de son compagnon Piggy. Victime d’une chasse à l’homme, il n’est sauvé que par l’arrivée d’un officier anglais sur l’île.

Présentation du néoréalisme de Kenneth Waltz
Le film peut assez facilement se lire dans une perspective néoréaliste (dans le sens utilisé en théorie des Relations Internationales et non dans le sens cinématographique). Cette lecture permet de mettre en avant les éléments clés de la théorie, tout en soulignant certaines limites intrinsèques.
En quelques mots, le néoréalisme, ou réalisme structurel, vit le jour en 1979 avec le livre de Kenneth Waltz, Theory of International Politics. Le but de Kenneth Waltz était de rendre scientifiques les théories réalistes en y adjoignant l’épistémologie positiviste des sciences naturelles.
A l’instar du réalisme classique, le néoréalisme estime que les acteurs principaux du système international sont les Etats, et plus particulièrement les grandes puissances. Ceux-ci sont considérés comme des acteurs unitaires et rationnels. Waltz se différencie du réalisme classique par sa volonté d’expliquer les relations internationales non plus par les unités, i.e. les Etats, mais par le système global, la structure.

Cette structure est caractérisée par trois éléments :
1) L’anarchie
C’est le concept majeur de la théorie de Waltz. L’anarchie ne signifie pas le chaos, mais « la politique en l’absence d’un gouvernement » [1]. En d’autres termes, « le système comprend des unités politiques indépendantes (les Etats) qui n’ont pas d’autorité centrale au dessus d’elles » [2]. Cette anarchie forme la structure immuable du système international, et provoque l’insécurité entre les Etats. En cela, elle détermine le comportement des Etats : la source des conflits est à chercher non dans la nature humaine mais dans l’anarchie du système international.
Dans leur Angleterre natale, les garçons étaient des élèves disciplinés et respectueux des règles. Leur première attitude est d’essayer de recréer ces règles et une microsociété conforme à leur environnement d’origine. En l’absence d’autorité supérieure contraignante, ces règles vont rapidement s’effondrer et l’anarchie va remplacer la hiérarchie.

2) Identité fonctionnelle
Dans cette situation d’anarchie, les Etats sont fonctionnellement semblables et le but qu’ils visent est similaire.
C’est également le cas des protagonistes de Sa Majesté des mouches : ce sont tous de jeunes garçons anglais qui viennent de la même société et qui cherchent à survivre sur une île perdue – bien que le groupe de Ralph cherche également à attirer des secours.

3) Capacités matérielles
Ce sont les capacités matérielles qui différencient les Etats dans le système international et permettent de définir leur place et leur puissance.
Dès le départ, les personnages sont caractérisés par des différences physiques (les capacités physiques des individus pouvant être assimilées à la population, au territoire et aux ressources d’un Etat) et matérielles. Ralph a la conque qu’il pose en symbole de l’autorité, Jack a un couteau, Piggy a des lunettes. Le film ne s’intéresse qu’aux plus âgés des garçons, ceux-ci jouant le rôle de grandes puissances auprès desquelles les plus jeunes se regroupent. Les personnages les plus jeunes et les personnages non décrits peuvent être considérés comme des capacités matérielles des principaux protagonistes, permettant d’évaluer la puissance et l’influence.

Dans ce contexte, l’île correspond au système international : elle ne comporte pas de danger en soi et fournit assez de ressources pour tous les acteurs. Elle ne possède pas de règles ni d’autorité centrale et recrée un système anarchique. Dans ce système, tous les protagonistes sont égaux au départ et ne se différencient que par des capacités matérielles.

Trois conséquences de la structure anarchique
La structure anarchique engendre trois conséquences notables : « le self-help », le dilemme de sécurité et l’équilibre des puissances.

1) Self-help
Le système de « self-help » repose sur l’idée que, en situation d’anarchie, les Etats ne peuvent faire confiance à personne :
Parce que certains Etats peuvent à tout moment utiliser la force, tous les Etats doivent être prêts à l’utiliser, ou vivre à la merci de leurs voisins militairement plus énergiques. Entre les Etats, l’état de nature est un état de guerre [3].
Les Etats ne doivent compter que sur eux-mêmes pour assurer leur sécurité. C’est cette inquiétude pour leur sécurité qui conditionne la recherche de puissance : pour Waltz, « dans l’anarchie, la sécurité est le but ultime ». La puissance n’est donc pas une fin en soi mais un moyen d’accroissement de la sécurité.
Tant que l’île semble sans danger, les garçons continuent de former un groupe unique, malgré les tensions internes. Suite à la découverte du « monstre », le groupe se divise en deux : Ralph essaye de conserver l’ordre et veut se concentrer sur la sauvegarde d’un feu sur la plage ; Jack renie les règles établies et part à la chasse au monstre. Le groupe de Ralph, plus nombreux au départ, va diminuer doucement au profit de celui de Jack alors que s’accroit la peur du monstre et que Ralph se montre incapable d’empêcher les raids du groupe de Jack sur son camp : face au besoin de sécurité, la puissance prime sur les règles.

Un élément manque à la théorie de Waltz pour expliquer la destruction du groupe initial, élément pourtant présent dans les théories réalistes : la présence d’une puissance révisionniste. Si l’ordre établi vole en éclat, ce n’est pas uniquement à cause du besoin de sécurité. C’est aussi et surtout parce qu’une puissance, Jack dans notre exemple, joue sur ce manque de sécurité et sur la peur pour renverser à son profit les règles existantes. La structure n’est pas suffisante pour tout expliquer et il est nécessaire de revenir à un niveau individuel pour comprendre les bouleversements.

2) Augmentation des capacités matérielles
En situation d’anarchie, il n’existe que deux moyens d’assurer la sécurité : augmenter ses capacités et chercher l’équilibre des puissances.

Le premier moyen est le plus sûr car il ne dépend que de soi : il consiste à accroître ses capacités matérielles. Cet acte peut néanmoins engendrer un dilemme de sécurité. Selon Wheeler et Booth, un dilemme de sécurité existe
quand les préparations militaires d’un Etat créent une incertitude non résoluble dans l’esprit d’un autre Etat : ces préparations sont-elles effectuées pour des motifs uniquement « défensifs » (accroître sa sécurité dans un monde incertain) ou pour des motifs offensifs (changer le statu quo à son avantage) ? [4].
En d’autres termes, la tentative d’un Etat d’accroître sa sécurité peut être perçue par un autre Etat comme un facteur d’accroissement de l’insécurité.
Vu les ressources limitées de l’île, une augmentation des capacités matérielles d’un groupe ne peut se faire qu’aux dépends de l’autre groupe. Ainsi, afin d’accroître sa puissance, Jack séduit ou impressionne les membres du groupe de Ralph (par la peur ou par la nourriture) et vole les lunettes de Piggy, seules capables d’allumer un feu. La mort de Piggy survient d’ailleurs quand Ralph part affronter Jack pour récupérer les lunettes. Ralph se retrouve alors seul : Jack assoit sa supériorité de façon définitive en lançant une chasse à l’homme contre lui.

3) Equilibre des puissances
Le second moyen pour accroître sa sécurité est le principe de l’équilibre des puissances, qui requiert au minimum deux Etats pour fonctionner. Ces Etats sont « des acteurs unitaires qui, au minimum, cherchent leur propre préservation et, au maximum, visent à la domination universelle » [5]. Selon ce principe, les Etats les moins puissants vont s’allier contre l’Etat le plus puissant, c’est-à-dire le plus menaçant et le plus dangereux. L’équilibre des puissances repose sur le postulat que le premier objectif des Etats n’est pas la puissance (qui les pousserait à s’allier au plus puissant) mais la sécurité
Ce ne sont pas les gains absolus qui comptent pour les Etats mais les gains relatifs car, « même la perspective de grands gains absolus pour toutes les parties ne permet pas la coopération tant que chacun craint la façon dont l’autre utilisera ses capacités accrues » [6]. Les Etats s’inquiètent également de la dépendance qui peut résulter d’un accroissement des échanges et des coopérations. Tous ces éléments rendent les coopérations interétatiques très difficiles.
Ce principe, hérité de la guerre froide et de l’affrontement des deux blocs, est sérieusement mis en brèche, à la fois dans le film et dans le système international actuel. Plus la domination de Jack devient incontestable, plus l’influence et la taille du groupe de Ralph diminuent : face à une menace extérieure (le monstre), les individus vont chercher la sécurité auprès du protagoniste le plus puissant, qui propose en outre des avantages non négligeables (nourriture). Ce positionnement des acteurs plus faibles auprès de la puissance en passe de dominer le système, principe appelé bandwagon effect en anglais, n’est pas pris en compte par Kenneth Waltz.

A la fin du film, l’arrivée de l’officier anglais modifie le système : en présence d’une autorité supérieure, l’anarchie disparaît et l’ordre revient.

D’autres lacunes existent dans la théorie néoréaliste de Kenneth Waltz, notamment l’incapacité à expliquer la coopération croissante entre les Etats depuis la fin de la seconde guerre mondiale, l’effondrement pacifique de l’URSS et le passage à un monde multipolaire stable sous domination américaine. Ces points ne pouvant être reliés à Sa majesté des mouches, nous ne les avons pas abordés.
A ces exceptions près, le film semble particulièrement approprié pour illustrer la théorie néoréaliste. Il permet, par l’exemple et à travers un support visuel, de comprendre des concepts assez obscurs pour les non initiés. Nous espérons que le lecteur aura ainsi appréhendé les bases de cette importante théorie des Relations Internationales, qui pourra aisément lui être utile dans la vie quotidienne : « ah tiens, si je me servais de la théorie néoréaliste des Relations Internationales pour ouvrir ma boîte de haricots ».


[1] William TR Fox cité par Kenneth Waltz dans Theory of International Politics, p.88 (toutes les traductions sont des traductions personnelles).
[2] John J. Mearsheimer, « A Realist Reply », p.10.
[3] Kenneth Waltz, op.cit., p.118.
[4] Wheeler et Booth dans Tim Dunne et Brian C. Schmidt, « Realism », dans John Baylis et Steve Smith (ed.), The Globalization of World Politics : An introduction to international relations, Third Edition, p.175.
[5] Kenneth Waltz, op.cit., p.118.
[6] Ibid., p.105.

Sources bibliographiques
Christian Constantin et Evelyne Dufault, « Néoréalisme » dans Alex Macleod, Evelyne Dufault et F. Guillaume Dufour (dir.), Relations Internationales : Théories et concepts, Deuxième édition, revue et augmentée, Montréal, Athéna éditions, 2004.
Tim Dunne et Brian C. Schmidt, « Realism », dans John Baylis et Steve Smith (ed.), The Globalization of World Politics : An introduction to international relations, Third Edition, Oxford, Oxford University Press, 2005.
Arash Heydarian Pashakhanlou, Comparing and Contrasting Classical Realism and Neo-realism: A Reexamination of Hans Morgenthau’s and Kenneth Waltz’s Theories of International Relations, http://www.e-ir.info/?p=1921, 23 juillet 2009
John J. Mearsheimer, « A Realist Reply », International Security, vol. 19 (3), 1994-1995.
Iver B. Neuman et Ole Waever (dir.), The Future of International Relations: Masters of the Making, Londres/New York, Routledge, 1997.
Kenneth Waltz, « Realist Thought and Neorealist Theory », Journal of International Affairs, vol.44 (1), été 1990.
Kenneth Waltz, Theory of International Politics, Reading (Mass.), Addison-Wesley, 1979.
Cynthia Weber, International Relations Theory: A Critical Introduction, New York, Routledge, 2001.

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