lundi 25 juillet 2011

L'épée du père Noël retrouvée dans les cabinets de Frankenstein

Nous proposons pour cette nouvelle chronique une sélection hétéroclite provenant de pays et d’époques variés, voyages du pauvre pour travailleurs estivaux en quête d’exotisme. Comme promis, The Blade sera présent et devra se défendre contre nos insidieuses attaques. A ses côtés, une cohorte de films sentant bon la naphtaline, ce qui n’est pas pour nous déplaire, surtout quand ils s’avèrent aussi intéressants.
La sélection se compose de :
The Blade
Waxworks
L'assassinat du père Noël
Son of Frankenstein

[Dao] de Tsui Hark (1995, The Blade)
En DVD chez HK Vidéo

Pitch :
Ling est une jeune fille capricieuse qui convoite deux employés de la forge de son père : Ding On (Man Cheuk Chiu), un orphelin recueilli par le père de Ling, et Tête de fer (Moses Chan), un jeune ambitieux. Apprenant par hasard la véritable histoire de son père, assassiné par un homme tatoué, Ding On décide de quitter la forge pour se venger. Amputé d’un bras lors du sauvetage de Ling, enlevée par des bandits, il essaiera de trouver la paix dans une ferme isolée mais sera rattrapé par la violence et confronté à son passé.

Avis :
Considéré par beaucoup de cinéphiles sinophiles comme le meilleur film de Tsui Hark et le film de sabre ultime, nous espérions que The Blade ne serait pas, de notre point de vue, un coup d’épée dans l’eau. Nous ne sommes pas fan de Tsui Hark : nous n’avons pas du tout aimé les Zu, et moyennement accroché à Time and Tide et aux Il était une fois en Chine [1]. Mais nous apprécions le wu xia pian (film de sabre chinois), et la trilogie du sabreur manchot de Chang Cheh, dont The Blade est un remake assez libre, fait partie de nos films de la Shaw Brothers préférés.

La vision de The Blade nous a laissé assez dubitatif. Malgré d’indéniables qualités graphiques et un héros intéressant, nous n’avons pas été convaincu. Certes, la photographie est superbe, les paysages et décors contribuant à donner une ambiance de déchéance et de désolation en accord avec la substance du scénario. The Blade apparaît comme un wu xia pian crépusculaire, où un héros en quête de sérénité est contraint à la vengeance par la violence du monde qui l’entoure. Le film est sombre et violent, les combattants s’affrontent avec la peur au ventre. La vie est comme une boîte de chocolats : on ne sait jamais sur quel petit chocolat vicieux et sanguinaire on va tomber. Ces points positifs n’ont cependant pas suffi, le film étant handicapé par trois éléments inopportuns.

Bien avant la malheureuse popularisation du procédé par des films américains comme Gladiator, Tsui Hark filme les scènes d’action de l’intérieur, avec caméra tremblotante et plans illisibles. Cela peut se justifier, le réalisateur voulant se démarquer des chorégraphies pures et fluides du wu xia pian classique et introduire la brutalité et la confusion dans ses combats. C’était sans doute étonnant et impressionnant à l’époque mais cette technique est à présent complètement généralisée : l’effet de surprise est parti faire des pâtés de sable, ne laissant que le sentiment de déjà vu pour nous tenir compagnie. En outre, comme nous l’avons déjà signalé dans la critique de Balada Triste, nous avons toujours détesté cette façon de filmer : Tsui Hark est allé chercher d’excellents chorégraphes, a forcé ses acteurs et cascadeurs à se porter de vrais coups, et, au final, le spectateur ne voit rien ou presque, seulement des bribes de combats captées par une caméra erratique. C’est sympa de donner du travail à des caméramans parkinsoniens, mais y’a déjà Paul Greengrass pour ça.

Deuxième élément problématique : le personnage de Ling, narratrice et plus ou moins héroïne du film. Elle est insupportable. C’est volontaire mais cela contribue à nous détacher des péripéties : à cause de cette petite peste, nous ne nous sommes à aucun moment senti concerné par le récit.

Enfin, le personnage de Tête d’acier, au départ compagnon et rival du héros, n’est pas bien exploité. Au début du film, il a le statut de co-héros. Nous pensions qu’il allait avoir un rôle aussi important que Ding On : à l’instar de deux Twix, le parcours des deux personnages allait être mis en parallèle, l’envie de violence et de gloire de l’un s’opposant à la sérénité de l’autre (c’est dur la vie d’un Twix).
Il n’en est rien : très rapidement, le récit se centre sur Ding On, Tête d’acier réapparaissant à l’occasion, aussi utile qu’un responsable sécurité pyrotechnique dans un film d’Ozu. Le scénario, co-écrit par Tsui Hark, aurait gagné à être complètement centré sur Ding On, à l’instar des films originaux de Chang Cheh focalisés sur le personnage du sabreur manchot.

Au final, The Blade reste un film intéressant mais trop imparfait : si La rage du tigre nous avait fait aimer la Shaw Brothers il y a quelques années, The Blade n’a pas réussi à nous réconcilier avec Tsui Hark, en particulier dans sa facette de scénariste.


Das Wachsfigurenkabinett de Paul Leni (1924, Le cabinet des figures de cire)
En DVD US chez Kino avec intertitres anglais

Pitch :
Dans un cabinet de figures de cire, sûrement pour s’attirer les faveurs de la peu farouche fille du propriétaire, un écrivain (William Dieterle) imagine des histoires sur la vie de trois personnages : le gros sultan Harun al Raschid (Emil Jannings), Ivan le terrible (Conrad Veidt) et Jack l’éventreur [2] (Werner Krauss).

Avis :
Membre du club très restreint des vrais films expressionnistes avec Le cabinet du docteur Caligari, Waxworks réunit certains des meilleurs acteurs allemands de l’époque, avant que la plupart d’entre eux ne répondent aux sirènes bouffies mais clinquantes d’Hollywood. Ils sont tous passés par le théâtre de Max Reinhart, célèbre metteur en scène dont le travail a fortement influencé le cinéma expressionniste : Conrad Veidt (Le cabinet du docteur Caligari de Robert Wiene, L’étudiant de Prague de Henrik Galeen, Les mains d’Orlac de Robert Wiene), Emil Jannings (Le dernier des hommes et Faust de F.W. Murnau), Werner Krauss (Le cabinet du docteur Caligari, L’étudiant de Prague) et William Dieterle (Faust).

A l’instar de Caligari, les décors de Waxworks, créés par le réalisateur/décorateur de théâtre expressionniste Paul Leni et par son collègue Ernst Stern, sont hallucinants : très différents selon les histoires, ils sont composés d’une architecture peinte bizarre et torturée. Ils contribuent à donner au film une ambiance étrange et oppressante, renforcée par les teintes des images [3]. Chaque histoire comporte son propre style visuel : les décors ronds et boursouflés de l’épisode arabe renvoient à l’obésité du sultan et à la pâte à lever du boulanger, héros de l’histoire ; le palais d’Ivan, aux plafonds bas et à l’aspect oppressant, oblige l’adoption de postures courbées et de gestes cassés ; le Londres de Jack l’éventreur est glauque et sombre, comme un spectacle de clowns la nuit en hiver sous un chapiteau vide (c’est dire si c’est flippant).
La copie utilisée par Kino est de très bonne qualité, particulièrement nette et bien préservée, avec des teintes judicieusement choisies qui renforcent les scènes. Les acteurs sont excellents, notamment Emil Jannings en sultan lubrique et Conrad Veidt en Ivan égaré et paranoïaque.

Un seul bémol : la première histoire, celle du sultan Harun al Raschid, est un peu longue et lente, et, malgré les regards concupiscents d’Emil Jannings, nous nous sommes ennuyés par moment. La troisième histoire, à l’inverse, est trop courte : nous aurions aimé un développement plus poussé du personnage de Jack l’éventreur, les quelques minutes qui lui sont consacrées étant les plus expressionnistes et les plus fortes du film, avec une utilisation impressionnante des surimpressions dans une ambiance dérangeante.

Malgré cette réserve et sans avoir la puissance visuelle de Caligari, Waxworks est un bon film expressionniste, genre suffisamment rare pour que nous appréciions à leur juste valeur les quelques films survivants de cette époque.


L’assassinat du père Noël de Christian-Jaque (1941)
En DVD chez René Chateau

Pitch :
Tous les 24 décembre, un vieux fabriquant de mappemondes affabulateur, Cornusse (Harry Baur), se déguise en père Noël et effectue une tournée arrosée pour son bon plaisir et celui des enfants du village. Mais le réveillon de cette année s’annonce plus agité que les précédents : le Baron (Raymond Rouleau), disparu depuis 10 ans, vient de réapparaître, et une tentative de vol a lieu dans l’église.

Avis :
Premier film produit par la Continental Films, société de production française créée par Goebbels et financée par les nazis, L’assassinat du père Noël est un agréable divertissement, dans une France bien éloignée de l’image d’Epinal vichyste : toutes les figures d’autorité sont mesquines et incompétentes, le père Noël est alcoolique, l’instituteur est un fauteur de troubles plutôt médiocre, le maire ne sert à rien…

L’assassinat du père Noël est une adaptation par Charles Spaak d’un roman de Pierre Very (surtout connu pour Goupi Mains-Rouges). Charles Spaak fut scénariste de nombreux films classiques des années 30, notamment La grande illusion et Les bas-fonds de Jean Renoir, La Bandera de Julien Duvivier et Remorques de Jean Grémillon. Des films joyeux comme un requiem, aux tons bien différents de l’œuvre qui nous intéresse ici, à moins de considérer que le père Noël boive pour oublier une ancienne liaison avec la mère Michel, devenue folle suite à la perte de son chat.
Le casting est solide, regroupant plusieurs gueules du cinéma français de la fin des années 30 :
• Harry Baur (acteur de plusieurs films de Duvivier et de Volpone de Maurice Tourneur)
• Robert Le Vigan (La Bandera, Les bas-fonds, Le quai des brumes de Marcel Carné, Maria Chapdelaine de Julien Duvivier, Goupi Mains-Rouges de Jacques Becker)
• Fernand Ledoux (La bête humaine de Jean Renoir, Volpone, Remorques, Goupi Mains-Rouges, Les visiteurs du soir de Marcel Carné, La vérité d’Henri-Georges Clouzot, Le procès d’Orson Welles, Peau d’âne de Jacques Demy)
• Jean Brochard (Le corbeau, Les diaboliques et Les espions d’Henri-Georges Clouzot, Knock de Guy Lefranc)
• et Bernard Blier jeune.
Le film est agrémenté de petites comptines françaises traditionnelles, qui accentuent l’opposition entre l’image idyllique apparente du petit village tranquille et les évènements tragi-comiques s’y déroulant. Ainsi, l’esprit endormi de l’héroïne sera réveillé par le baiser d’un Baron prince charmant, qui se fera sans doute un plaisir de la déniaiser mais ne réussira pas à la rendre moins niaise ; la mère Michel, une Cassandre folle, est perpétuellement à la recherche de son chat…

A l’instar de plusieurs autres titres de la Continental Films [4] (notamment Le corbeau et La main du diable de Maurice Tourneur pour citer les plus connus), L’assassinat du père Noël met en avant la mesquinerie quotidienne, la méfiance envers l’étranger et l’inconnu dont font preuve les bons français, et tourne en dérision la France vichyste.
Au-delà de ces éléments, sans chercher une lecture politique, le film est encore aujourd’hui fort amusant, argument justifiant à lui seul sa vision.


Son of Frankenstein de Rowland V. Lee (1939, Le fils de Frankenstein)
En DVD US avec sous-titres français chez Universal Studios en double feature avec The Ghost of Frankenstein d’Erle C. Kenton ou en DVD UK avec sous-titres anglais chez Universal Pictures UK

Pitch :
Le Baron Wolf von Frankenstine, pardon Frankenstein (Basil Rathbone), vient prendre possession des biens de son père, le créateur de la créature de triste renommée. Malgré les avertissements du chef de la police, Krogh (Lionel Atwill), il est bien décidé à reprendre les travaux de son père sans commettre les mêmes erreurs. Le mystérieux Ygor (Bela Lugosi) surgit alors, lui apprenant que la créature (Boris Karloff) n’a pas été détruite.

Avis :
Bien moins connu que ses deux prédécesseurs, Frankenstein et La fiancé de Frankenstein de James Whale, Son of Frankenstein s’est révélé être une très agréable surprise.
Doté d’une réalisation sobre mais efficace, de décors un peu fauchés mais proches des grands classiques Universal, le film est doté d’un casting quatre étoiles :
• le docteur Frankenstein de Basil Rathbone nous a rappelé celui de Peter Cushing, négligeant les avertissements et prêt à nier les risques pour faire avancer la science ;
• Bela Lugosi trouve dans ce Ygor bossu un de ses meilleurs rôles, un personnage complètement fou et méchant ;
• Lionel Atwill est truculent en chef de police incompris qui a perdu un bras, arraché par la créature lorsqu’il était enfant ;
• seul Boris Karloff semble un peu faiblard, la créature étant reléguée au second plan dans le film.
Mais la vraie force de Son of Frankenstein est son humour, à la fois volontaire et involontaire.
Volontaire d’une part à travers sa galerie de personnages. Le chef de la police, Krogh, est plutôt comique, plus malin qu’il ne le laisse paraître au début, il passe son temps à remettre en place son faux bras. Dès qu’il essaye de s’installer quelque part pour manger, un assistant vient le chercher, ajournant éternellement son repas et confirmant le célèbre adage « pas de bras, pas de chocolat ». Ygor est un bel exemple d’affreux, joué avec délectation par Lugosi : il est sale, parle mal et, saine occupation, aime faire peur aux enfants et aux notables du village. Ces derniers sont d’ailleurs caricaturaux à souhait et ajoutent à la cocasserie de l’ensemble.

Involontaire d’autre part à cause de Frankenstein Junior de Mel Brooks. Nous n’avions jamais réalisé que Frankenstein Junior était, plus que tout autre film sur Frankenstein, une parodie de Son of Frankenstein. S’y retrouve un Ygor bossu, un Krogh manchot, l’idée de la créature contrôlée par la musique d’Ygor, et plusieurs scènes reprises quasiment telles quelles, comme la partie de fléchette entre Frankenstein et Krogh.
Avec Frankenstein Junior à l’esprit, toutes les scènes de Son of Frankenstein prennent un tour comique, y compris dans les séquences sérieuses. Cette confrontation permet l’enrichissement de la signifiance des métrages par leur contemplation réciproque. Mais lequel regarder en premier nous demanderez-vous fort logiquement ? C’est comme l’œuf et la poule, c’est tout simplement très bon à la poêle avec un peu de beurre.


C’est tout pour cette fois. Un petit teaser pour patienter : dans notre prochaine chronique, nous soliloquerons sur un autre film d’un réalisateur évoqué dans la présente chronique, qui permettra de mieux comprendre les origines du Joker. Et nous ne faisons pas allusion à la marque de jus de fruits.


[1] Par politesse, nous ne mentionnerons ses films avec Jean-Claude Van Damme (Piège à Hong Kong et Double Team) qu’en note de bas de page. Autant les Jean-Claude réalisés par Ringo Lam sont corrects dans leur genre, autant ceux de Tsui Hark sont assez pathétiques.
[2] Dans la version anglaise, Jack l’éventreur est appelé à tort Spring-Heeled Jack, autre personnage victorien de Londres dont l’imagerie ne correspond absolument pas à celle de Jack l’éventreur. Nous avons pu comparer les intertitres allemand et anglais : dans la version allemande, c’est bien le nom de Jack the Ripper qui est mentionné.
[3] Le spectateur d’aujourd’hui n’est plus habitué aux films teintés et la plupart des films muets sortis en DVD sont en noir et blanc traditionnel. Or, d’après Edward Branigan dans ‘Color and cinema: problems in the writing of history’ in Paul Kerr (ed.), The Hollywood Film Industry, 80% à 90% des films américains étaient teintés au début des années 1920. Les teintes faisaient souvent parties du référentiel esthétique du métrage.
[4] La Continental Films était dirigée par un personnage ambigu, Alfred Greven. Comme le résume Bertrand Tavernier, dont le film Laissez-passer revient sur cette période (interview pour Cineuropa : http://cineuropa.org/2011/it.aspx?t=interview&documentID=7431&lang=fr) : « Nommé par Goebbels, et ami intime, sa mission de Directeur de la Continental était de produire des film vides pour endormir le public, sans aucune valeur. Sur les 34 films produits au total, au moins une vingtaine furent exactement à l’opposé, à partir du film de Christian-Jacque L’assassinat du Père Noël, comme aussi les deux films de Clouzot. Il est vrai aussi qu’il renvoya des scénaristes et des réalisateurs, mais il fit travailler pendant un an et demi Jean Paul Le Chanois, communiste juif déclaré ».

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire