vendredi 5 août 2011

Ninja Story: Rise & Decay with a moustache

Un de nos lecteurs nous ayant récemment signalé par un canal non public que, depuis quelques temps, nous n’étions plus suffisamment « rigolo », nous avons décidé de reporter d’une ou deux semaines notre prochaine critique afin d’aborder un sujet qui nous tient à cœur et a donné son titre à notre blog : les ninjas.
Car les pyjamas de l’ombre, comme aurait pu les appeler Victor Hugo s’il avait daigné se pencher sur ce sujet plutôt que sur les pauvres français du début du 19e siècle, sont toujours source d’amusement chez petits et grands.

Nous tenons à prévenir le nippophile de passage de l’hérésie de cette chronique. Nous n’aborderons ni le cinéma ni l’histoire japonaise. Le ninja étudié ici sera un américain tendance moustache, jouant dans des films philippino américain ou philippino hongkongais et provenant de cette lointaine époque où des héros musculeux et huilés sauvaient le monde à coups de bazooka, les années 80.

Le film de ninjas étant un vaste sujet sur lequel nous reviendrons occasionnellement, nous nous concentrerons sur une problématique bien précise : comment le film de ninjas est-il passé en une décennie d’une inexistence en Occident à une omniprésence dans les bacs vidéos en promotion ? Nous n’avons pas assez d’éléments à l’heure actuelle pour expliquer le pourquoi, aussi nous contenterons-nous de présenter les navrantes circonstances historiques.

Ninja: The Beginning
L’établissement du film de ninjas comme genre prolifique et source facile de bénéfices provient au départ d’une seule société de production, l’emblème des années 80, celle qui a permis à Chuck Norris de devenir l’idole des jeunes en pétant du Viêt Công, du méchant coco et du terroriste arabe : la Cannon Group.
En 1981, Menahem Golan, co-propriétaire de la Cannon depuis 1979 avec son cousin Yoram Globus, réalise Enter the Ninja. Le film combine restriction budgétaire, scénario simpliste et récupération de modes :
• Il est tourné en grande partie aux Philippines, source d’exotisme et de travailleurs non syndiqués à salaire réduit.
• Le casting est composé d’acteurs inconnus ou sur le retour : Shô Kosugi, champion de karaté, propulsé au rang de star de la tatane par les films de ninjas ; Franco Nero, pas vraiment remis de la fin du western spaghetti et du polar italien ; et Susan George, dont la filmographie aurait sans doute dû se limiter aux Chiens de paille de Sam Peckinpah.
Enter the Ninja est coécrit par Mike Stone, ancien champion de karaté, plus habile contre un adversaire que contre une page blanche. Il vise très clairement le public des films de kung-fu, genre très populaire aux Etats-Unis dans les années 70 grâce à Bruce Lee. Pour les lents à la comprenette, le titre Enter the Ninja renvoie à Enter the Dragon, plus gros succès du petit dragon sur le territoire américain.
• Dernier point, et non des moindres : afin de surfer sur le succès de La fureur du juste d’Eric Karson et du best-seller d’Eric Van Lustbader, The Ninja, le scénario intègre l’idée du héros ninja et de sa némésis ninja.
A coups de shuriken en plastique, Enter the Ninja atteint le succès. Il est très difficile de trouver des données précises sur les films de ninjas des années 80, le genre n’intéressant curieusement pas les chercheurs. Dans son numéro de mai 1989, Black Belt parle d’une recette de 15 millions de dollars pour Enter the Ninja [1], chiffre non négligeable pour la petite société qu’était encore la Cannon en 1981.
Notons qu’en décembre 1981, quelques mois après le succès du film, un critique américain du Washington Post, Richard Harrington, sans doute un ancien ninja, prévoyait la vague qui allait arriver [2].
La Cannon n’étant pas du genre à abandonner une idée tant qu’elle génère de l’argent, le ninja est réutilisé ad nauseam durant toute la décennie [3]. Citons notamment :
• 2 autres films avec Shô Kosugi : Revenge of the Ninja en 1983, 32 millions de dollars de recettes ; et Ninja III: The Domination en 1984, 7,6 millions de dollars de recettes.
• La série des American Ninja [4], adaptation plus assumée du roman d’Eric Van Lustbader : le premier sort en 1985 et génère 10,5 millions de dollars de recette ; le 5 sort en 1993. Nous n’avons pas trouvé les chiffres pour American Ninja 5 (ou V, ou 五 tant qu’on y est…) mais le 4 avait péniblement atteint les 358 000 dollars de recettes.
Malgré l’absence flagrante de moustache de Michael Dudikoff, il convient de louer la série des American Ninja pour avoir introduit le concept du ninja multicolore.

Ninja Glory
En bon spécialiste de l’infiltration, le ninja ne se limita pas au cinéma et devint rapidement un phénomène de mode aux Etats-Unis puis dans le reste de l’Occident.
Pour augmenter leurs tirages, les magazines spécialisés sur les arts martiaux surfèrent sur la mode, exercice rendu difficile par le port du pyjama ; les entreprises de produits dérivées se jetèrent sournoisement sur le créneau ; les comics (Les tortues ninjas) et la télévision (la série The Master, centrée sur un vieux maître ninja – Lee Van Cleef venu cachetonner) récupérèrent l’idée. En 1984, Kawasaki sortit sa marque de moto Ninja ; en 1985, le parfum Ninja arriva sur le marché avec ce slogan : « Conquer your heroes without killing your budget ».

En 1986, aux Etats-Unis, le ninja était partout [5]. Plus possible de se balader chez soi en pyjama sans avoir une irrépressible envie de faire des roulades. Heureusement, l’écran de fumée se dissipa doucement : à partir de cette date, le ninja déclina puis disparut complètement dans un petit nuage mystérieux au début des années 90, malgré quelques résurgences dans les jeux vidéos notamment (cf. Mortal Kombat, géniteur de films dégénérés).

Plus que le résultat d’un occulte protocole des sages de Kyoto, cette ère des ninjas est indissociable du boom non fumeux de la VHS. Entre 1980 et 1990, le pourcentage des foyers américains possédant un magnétoscope passa de 2,4 à 70,2% ; le nombre de cassettes pré enregistrées vendues de 3 à 241,8 millions ; le nombre de cassettes vierges vendues de 15 à 338 millions. A partir de 1987, le nombre d’employés dépendants du secteur de la vidéo dépassa le nombre d’employés des cinémas [6].
Alléchés par ce nouveau marché, de petits malins se firent de l’argent à peu de frais en profitant des consommateurs demeurés que nous sommes. Le plus représentatif d’entre eux fut la firme IFD, la boîte du fameux réalisateur hongkongais Godfrey Ho. A partir du milieu des années 80, leurs films de ninjas 2-en-1 inondèrent le marché occidental, distribués par des éditeurs peu scrupuleux et peu respectueux du public.

Sur le marché français, les films de ninjas ne semblent pas avoir connu en salles le même succès qu’aux Etats-Unis. Nous disposons de peu de chiffres mais, excepté American Ninja (870 000 entrées en France [7]), le genre semble être resté dans l’ombre (un petit 37177 entrées en France pour Revenge of the Ninja [8]). Le phénomène fut essentiellement porté par la VHS.
Il est difficile de savoir aujourd’hui combien de films de ninjas sont arrivés sur le marché occidental via la filiale phillipino hongkongaise. En France, outre la difficulté générale à savoir ce qui est sorti en VHS, le listing est complexifié par :
• L’existence d’une multitude de titres. Par exemple, Ninja Fury s’appelle également Ninja Terror 2, La Rage des Ninja ou L'empire des ninja.
• Le caractère assez frauduleux du film 2-en-1 et le flou résidant autour des droits pour ces films. Les éditeurs VHS de ces titres ne se vantaient guère de leurs sorties.
Ninja VS Deontology: Ninja wins
Une petite pause dans notre exposé s’avère nécessaire. A l’instar des ninjas en rollers de Ninja Fury, le lecteur pourra souffler un peu.
Nous n’avons à aucun moment expliqué ce qu’était le 2-en-1. Une partie des vieux briscards traînant en ces lieux connaissent déjà les principes de ce procédé et se pètent les bretelles en société. Afin d’aider nos lecteurs néophytes à briller à leur tour, une rapide présentation s’impose.

Le principe du 2-en-1 ninja est assez simple. Comme son nom l’indique, c’est un mélange de deux films : l’un tourné avec des acteurs occidentaux recrutés à Hongkong ou aux Philippines, l’autre volé sans vergogne à un film asiatique inconnu des Occidentaux.
Durant la deuxième moitié des années 80, la partie tournée par Godfrey Ho était généralement un film de ninjas, tandis que l’autre partie pouvait être n’importe quoi : film d’horreur (Scorpion Thunderbolt [9]), film policier (Ninja Terminator), drame romantique (heu… mince, nous confondons les titres à force. Ce doit être Ninja Fury, nous nous excusons pour cette imprécision) et autres (nous ne nous souvenons plus précisément de la partie asiatique de Flic ou Ninja. En même temps, personne n’a jamais rien compris au scénario de ce film…).
Pour plus de précisions, nous renvoyons le lecteur aux explications de nanarland, très claires et joliment illustrées : http://www.nanarland.com/glossaire-definition-169-D-comme-deux-en-un-2-en-1.html

Comme spécifié dans ce lien, dans les 2-en-1, nombre de raccords entre les deux films se font par des scènes de téléphone. Un même plan peut être utilisé dans plusieurs films : un plan de Ninja Terminator dans lequel Richard Harrison, icône du genre, utilise un téléphone Garfield est repris tel quel dans Flic ou Ninja.
Ces raccords constituent généralement des sommets de nonsense digne d’un bon épisode du Monty Python's Flying Circus. Un exemple (totalement inventé mais qui pourrait être du Godfrey Ho) :
- Allo, Robert ?
- Oui. Ah, c’est toi Maurice ? Qu’est-ce qu’il y a ?
- Comment se passe ta mission pour protéger la fille de Steve contre le gang des ninjas rouges de George ?
- Pour l’instant, elle va bien. Mais George a engagé des gens des triades dirigés par Gérard pour lui faire du mal [10]. Je veille sur elle évidemment, mais Steve pense que William peut aussi causer du trouble.
- OK. Je compte sur toi pour t’occuper de Gérard et de William, je me charge de George. Bon, à la prochaine.
Return of the Ninja in DVD
Avec l’essor du DVD dans les années 2000, un certain nombre de films de ninjas sont ressortis sur ce support, chez des éditeurs toujours aussi louches et obscurs. Moins nombreux qu’à l’époque de la VHS, les films sont généralement issus de transferts VHS abominables et vendus au rabais.

Il y a quelques années, nous pûmes constater avec un certain plaisir que, quel que soit le support, les éditeurs de ce genre de films sont toujours aussi peu respectueux de leur public.
Appâté par un scénario riches en ninjas et par une jaquette remplie de ninjas multicolores, un ami acheta un jour Ninja Invasion. Edité par l’obscur Prism Vision, le film, réalisé par un dénommé Karl Gallag, annonçait fièrement en vedette un certain Keneth Lee.
Nous décidâmes de le regarder par un très pluvieux et très normand après-midi d'été. En sortant le DVD de sa boîte, nous admirâmes quelques secondes la galette et son superbe autocollant NINJA INVASION. Nous le mîmes dans le lecteur. Le film se lança.

Après quelques secondes d’un intense suspense, le titre apparût sur l’écran : Lethal Ninja. Un peu intrigués mais habitués aux titres multiples, nous continuâmes tranquillement notre visionnage. En voyant le nom des acteurs et des réalisateurs, notre doute se confirma : le film n'était pas le bon.
A l’image de ses protagonistes, le film de ninjas aime masquer son identité. Après de plus amples recherches, nous avons découvert que la jaquette est un mélange de plusieurs films : au recto, c’est Le tigre contre ninja, édité en VHS par René Château Vidéo en 1988 ; au verso, c’est le résumé de White Ninja mais avec des photos d’un troisième film non identifié.
Le film Ninja Invasion n’existe pas, pas plus que Keneth Lee ou Karl Gallag. Lethal Ninja ayant déjà été édité par Nu Image, Prism Vision a inventé une jaquette bidon et a collé Lethal Ninja sur le DVD.
Notons au final que nous ne fûmes pas déçus, Lethal Ninja étant un peu mou du genou mais assez drôle.

Malgré quelques films à succès ces dernières années (TMNT- les tortues ninja en 2007, Ninja Assassin en 2009), les ninjas des années 2010 n’ont toujours pas réussi à tuer leur image de gars en pyjamas ridicules. Les nanars de Godfrey Ho ont réussi à trucider l’aura du ninja et la peur qu’il instaurait dans les cœurs. Comme quoi, dans cette histoire, le véritable assassin n’était pas celui que l’on croyait.


[1]Tim Vandehey, « The Ninja Phenomenon: Has it Truly Vanished Or is it Simply Rebuilding? », Black Belt, vol.27 (5), May 1989, p.37-38.
Les chiffres de Black Belt sont sujets à caution : pour les autres films disposant de sources plus sûres, comme imdb ou Box Office Mojo, les chiffres de Black Belt diffèrent sensiblement.

[2]Richard Harrington, « Enter the Ninja », Washington Post, 26 décembre 1981, http://seriousactioncritiques.blogspot.com/2008/06/enter-ninja-washington-post-dc-december.html
[3]Tous les chiffres sont tirés de Box Office Mojo : http://boxofficemojo.com/
[4]Le pauvre hère aura bien du mal à s’y retrouver dans les titres français des American Ninja. Comme nous sommes bons et généreux, voici un petit guide de correspondance.
Titre VO
Titre VF
Remarque
American Ninja
American Warrior
Le titre a été transformé car il existait déjà en VF un American Ninja (en VO Nine Deaths of the Ninja), avec Golan & Globus en producteur exécutif et Shô Kosugi dans le rôle principal
American Ninja 2: The Confrontation
Le ninja blanc
-
American Ninja 3: Blood Hunt
American Warrior 3
-
American Ninja 4: The Annihilation
Force de frappe
-
American Ninja V
Force de frappe 2
Notons qu’en VO le 5 est en chiffre romain, ça fait plus classe
Avenging Force
American Warrior 2 : Le Chasseur
Attention, c'est un piège : bien que produit par Golan & Globus et avec Michael Dudikoff dans le rôle principal, ce film ne fait pas partie de la série des American Ninja, Les distributeurs français ont tenté de capitaliser sur le succès du premier
[5]Tim Vandehey, op.cit. , p.37-38.
[6]MPAA Worldwide Market Research, 2000 MPAA Market Statistics, p.26-29, http://www.stop-runaway-production.com/wp-content/uploads/2009/07/2000-MPAA-Market-Stats-44-pages.pdf
[7]http://www.imdb.com/title/tt0088708/business
[8]http://www.imdb.com/title/tt0086192/business
[9]Pas de ninja ici mais ça reste un 2-en-1 avec des acteurs en roue libre et un Richard Harrison à moustache. Le film méritait donc d’être cité.
[10]Aucun ninja n’apparaissant dans le film volé, il faut trouver une excuse pour justifier la future tentative d’enlèvement par des mafieux en lieu et place des ninjas attendus.


Ninja Filmography (pour les raisons expliqués dans cette chronique, faire une filmo de films de ninjas est très complexe. Nous avons essayé d’être le plus exhaustif possible) :
American Ninja (American Warrior)
American Ninja 2: The Confrontation (Le ninja blanc)
American Ninja 3: Blood Hunt (American Warrior 3 / American ninja 3 : Blood Hunt / American ninja 3 : la chasse sanglante)
American Ninja 4: The Annihilation (Force de frappe)
American Ninja V / American Ninja 5 / American Dragons (Force de frappe 2 / American Ninja 5)
Avenging Force (American Warrior 2 : Le Chasseur)
Enter the Dragon (Opération Dragon)
Enter the Ninja (L'implacable ninja)
Injamun salsu / Secret Ninja, Roaring Tiger (Le tigre contre ninja / Secret Ninja / Justice of the Ninja / Dragon Claws)
Lethal Ninja (Lethal Ninja / Ninja Invasion / Ninja, l’Empire des Maîtres / Dragon Ninja)
Ninja Thunderbolt / To Catch a Ninja (Ninja Fury / Ninja Terror 2 / La Rage des Ninja / L'empire des ninja)
Nine Deaths of the Ninja (American Ninja)
Ninja Champion (Flic ou Ninja / Ninja Boxing Cop / Ninja Connection II / Kickboxing Connection / Master Ninja II / Ninja Champion)
Ninja III: The Domination (Ninja III / Ninja 3 / L'Invasion ninja 3)
Ninja Terminator (Ninja Terminator)
Revenge of the Ninja (Ultime violence / Way of the Ninja)
Scorpion Thunderbolt (Scorpion Thunderbolt / Snake)
The Octagon (La fureur du juste)
White Phantom (White Ninja / White Ninja, l'ennemi des ténèbres)

2 commentaires:

  1. Une invention à moi citée, je suis flatté.

    Didi

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  2. Oui, pardon :
    "Le protocole des sages de Kyoto" : Copyright Didi

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