vendredi 23 décembre 2011

Revenir sur La Terre de Tomu Uchida

Ayant développé depuis longtemps un certain intérêt pour le Japon de l’entre-deux-guerres, nous avons récemment pris notre après-midi pour aller voir à la Cinémathèque française un film réputé mais introuvable sur support physique : La Terre (Tsuchi, 1939) de Tomu Uchida, projeté dans le cadre de la rétrospective consacrée au centenaire de la Nikkatsu.

Les informations sur ce film sont rares et se limitent généralement à quelques lignes élogieuses dans les ouvrages spécialisés, en français ou en anglais. Incapable de lire le japonais, nous allons difficilement pouvoir révolutionner la recherche en français sur ce film. Nous sommes de toute façon peu porté sur la révolution, nous laissons cela aux jeunes.
Le but de notre article est de compiler les informations existantes en les remettant dans le contexte de l’époque. Nous fournirons également notre point de vue pour les lecteurs encore présents à la fin de notre texte. Il faut l’avouer, le sujet n’intéressera probablement que quelques passionnés et notre style sera austère, à l’image de l’ambiance du film et du roman. Les petits rigolos passeront leur chemin et iront s’occuper sur http://www.zombo.com/, où ils trouveront forcément leur bonheur.

Contrairement à nos habitudes, nous allons dévoiler des moments clés de l’intrigue. Nous demandons au lecteur de nous excuser, le préjudice restant minime : l’intérêt du métrage ne repose pas sur un quelconque suspense et le nombre de personnes susceptibles de voir ce film introuvable est plutôt restreint.

La Terre durait à l’origine 2h22. Il n’existe plus aujourd’hui qu’une version tronquée d’1h57 avec sous-titres allemands incrustés, privée de la dernière bobine. Restaurée en 2001, l’image est assez abîmée mais reste parfaitement visible, excepté durant quelques scènes nocturnes.

Des aléas du sous-titrage à la Cinémathèque
Avant de nous plonger dans le film, un petit coup de gueule s’impose. N’en déplaise aux esprits chagrins, il n’est pas dans nos habitudes de râler, mais il eut été anormal de passer sous silence cette tragédie moderne, qui nous a accablé par un pas trop froid vu la saison après-midi de fin d’automne, entre 14h35 et 17h35 environ, au 51 rue de Bercy, dans le 12e arrondissement de Paris, en France.

La Cinémathèque française est, depuis sa création, source de débats. Elle possède ses défenseurs acharnés et ses détracteurs. Nous n’entrons généralement pas dans ce genre de discussion : nous essayons de bénéficier au mieux des séances de cette institution, en profitant de ses qualités et en nous gardant de ses défauts [1].

Nous ne pouvions toutefois pas prévoir le problème rencontré pour La Terre : le sous-titrage proposé par la Cinémathèque était inacceptable, pire que les sous-titres de Vivre de Kurosawa édité par Opening. C’est dire si c’était affreux.
Ce n’était pas une traduction des dialogues japonais mais une traduction des sous-titres allemands incrustés, très approximatifs et partiels (une phrase sur deux en moyenne). Le film étant proposé dans le cadre d’une rétrospective Nikkatsu, nous ne nous attendions pas à cette déplorable qualité, et nous avons probablement manqué quelques subtilités de l’histoire.

Par ailleurs, plusieurs cartons en japonais, trois au début et un à la fin, fournissaient des éléments contextuels et explicatifs aux spectateurs. Probablement ajoutés lors de la restauration de 2001, aucun de ces cartons n’étaient sous-titrés. Il eut sans doute fallu qu’ils soient en allemands pour que le sous-titreur dilettante daigne s’y intéresser.
Les cartons du début devaient, supposons-nous, donner le contexte de la restauration et prévenir le spectateur de l’absence de la dernière bobine. Le carton final servait à pallier cette absence, en expliquant la fin. Sans traduction, les spectateurs non nippophones sont sortis de la salle en maugréant, incapables de comprendre pourquoi le film s’arrêtait aussi soudainement.
Informé des conditions de la restauration [2], la fin brutale ne nous a pas surpris. Et en sortant, nos voisins de rangée japonais nous ont expliqué ce qui était marqué sur le carton final.

Apparemment, les sous-titres utilisés étaient les mêmes lors de la projection du film à Nantes dans le cadre d’une rétrospective Nikkatsu incluse dans le Festival des 3 continents en novembre dernier.
Mais la Cinémathèque aurait dû avertir les spectateurs, que ce soit sur leur site internet, à l’achat des billets ou par une intervention dans la salle. Une mention du type « Attention : sous-titres pourris, dernière bobine manquante. P.S. : le vieux s’en tire à la fin » aurait sans doute effrayé le néophyte mais aurait été honnête.

Le monde se divise en 2 catégories : ceux qui naissent dans la bonne famille et ceux qui creusent
La Terre suit, pendant un an, la vie d’une famille de paysans pauvres durant l’ère Meiji.
La famille est composée de quatre membres : le père de famille, Kanji, dont la femme vient de mourir ; la fille, Otsugi, adolescente qui doit remplacer sa mère aux champs et travailler malgré son jeune âge : le fils, Yokichi, jeune enfant insouciant ; le grand-père, Uhei, qui a emménagé avec son beau-fils Kanji suite à la mort de sa fille.

Chaque saison apporte son lot de travail, de consolation et de tensions, tensions à la fois dans la famille, Kanji en voulant à son beau-père dont il doit rembourser les dettes, et dans la communauté paysanne. Alors que le ciel semble s’éclairer enfin pour Kanji, Uhei met accidentellement le feu à la maison familiale, la détruisant avec les réserves de nourriture. Les vieux qui veulent allumer le feu, c’est toujours un risque de tragédie familiale ou musicale.

Sérieusement brûlé, rejeté par son beau-fils et rongé par le remords, Uhei tente de se suicider mais est sauvé par Kanji et Otsugi (fin du film dans son état actuel). Il se rétablit et accepte de travailler aux champs avec Kanji (dernière bobine, disparue).

Le « bon » vieux temps
La Terre sortit en 1939. En 1937, après une escalade progressive des tensions tout au long des années 30, le Japon entra en guerre contre la Chine. Passée la libéralisation des années 20, l’idéologie militariste avait repris le dessus, en particulier après le coup d’état raté de février 1936, mené par de jeunes officiers extrémistes.
En octobre 1939, quelques mois après la sortie de La Terre, la loi sur le cinéma entra en application : cette loi plaçait l’industrie japonaise du film sous le contrôle du Bureau du Cabinet de l'information (Naikaku Jôhô Kyoku). Elle mettait le cinéma sous le contrôle direct du gouvernement. Outre la censure sur l’œuvre terminée, processus de vérification déjà en place exercé par le Bureau de la police et de la sécurité du ministère de l’Intérieur, la loi instaurait une censure avant le tournage, avec présentation du scénario au Bureau du Cabinet de l'information. En outre, les professionnels du cinéma devaient à présent passer un examen et obtenir une licence pour travailler [3].

Bien qu’ayant été tourné et diffusé avant ce durcissement, il n’était pas évident de faire un film comme La Terre à la fin des années 30. Le cinéma était déjà sous surveillance et l’adaptation du roman à succès de Takashi Nagatsuka constituait un pari risqué : écrit en 1910, le livre abordait frontalement la pauvreté dans les campagnes et les difficultés de la survie quotidienne. Des thèmes fâcheux pour les nationalistes et conservateurs prônant un retour aux valeurs traditionnelles et à la ruralité, des gens ouverts d’esprit et plein d’humour, toujours prompts à lyncher leurs détracteurs pour rigoler.

L’action du roman se situe entre 1900 et 1910 mais les problèmes évoqués étaient encore d’actualité à la fin des années 30. En 1940, près de 45% de la population japonaise travaillait dans le secteur primaire [4], dans des conditions de vie très difficiles. Le pourcentage de la population œuvrant dans ce secteur avait fortement baissé depuis le début du siècle, passant de 60% en 1913 à 44% en 1940 mais, en raison de la forte augmentation de la population japonaise (71 millions en 1940 contre 46 millions d’habitants en 1900), le nombre de familles paysannes avait légèrement augmenté : 5 575 000 familles en 1937 contre 5 259 000 en 1903 [5].
Durant les années 10, les conditions de vie s’étaient améliorées. La première guerre mondiale avait profité à l’industrie et l’afflux de travailleurs dans ce secteur avait allégé la surpopulation en milieu rural. Mais, après 1918, le pays connut une série de dépressions. La crise de 1929 aggrava la situation, en fermant les marchés occidentaux. Les plus touchées furent les campagnes, qui subirent la chute des prix du riz et de la soie et un exode urbain, avec le retour de nombreux chômeurs dans leur famille d’origine.
La structure de castes des villages devint d’autant plus difficile à supporter, la majorité des paysans devant louer leur terre en payant à leur propriétaire de fortes taxes. En période difficile, les dettes s’accumulaient plus vite, comme le montre La Terre, la situation sur ce plan n’ayant pas évolué depuis le début du siècle.
Pour les paysans pauvres, le seul moyen de sortir de ce système était l’armée, fondée sur une hiérarchie propre, indépendante de la famille et de son lieu de naissance. Entre 1920 et 1933, environ 40% des étudiants de première année de l’Académie militaire (Rikugun Shikan Gakkô) venaient de familles de fermiers et seulement 10% de familles d'officiers [6].

L’idéologie changeante de Tomu Uchida
En Occident, Tomu Uchida, le réalisateur de La Terre, est surtout connu pour ses films de samouraïs, en particulier ses films sur le fameux samouraï Miyamoto Musashi et son adaptation du Passage du grand Bouddha. Ses œuvres plus sociales sont ignorées chez nous, les spectateurs de nos contrées préférant les films exotiques en costume [7].

Avant guerre, Uchida travaillait plutôt sur des films socialement engagés, sur les méfaits du capitalisme, la vie des prolétaires et les difficultés du quotidien. Il n’avait toutefois rien d’un farouche opposant au régime et il réalisa très tôt des films militaristes comme The World Turns (Chikyu wa Mawaru, 1928) ou L’appel de l’Asie (Sakebu Ajia, 1933), tourné en Mandchourie deux ans après l’incident de Mukden [8].
Nous nous garderons d’exprimer un avis définitif sur ces films perdus, Uchida étant capable de recul et d’ironie dans un film de commande : conçu sur demande du ministère de l’intérieur, qui voulait une œuvre à la gloire de la police, Le Policier (Keisatsukan, 1933) évoque apparemment les enquêtes policières à dimension sociale, dans le style d’un Hawks ou d’un Lang [9]. Afin de vérifier la pertinence de cette affirmation, nous avons tenté en vain de récupérer ce film. En cas de comparaison inappropriée, nous rejetterons lâchement la faute sur Max Tessier.

Au début des années 1940, Uchida adhéra avec enthousiasme et sans réserve au nationalisme militaire [10]. Alors que, dix ans auparavant, dans Le champion de la vengeance (Adauchi Senshu, 1931), il se moquait du formalisme et de l’hypocrisie du bushido, il adoptait à présent des idées radicales et souhaitait se conformer à l’esprit du bushido. Ce réalisateur réputé de films sociaux ou réalistes durant les années 30 abandonnait toute représentation négative de la vie et ne présentaient plus dans ses films que les aspects positifs des évènements [11]. Avec un tel point de vue, La Terre aurait duré cinq minutes...

En 1945, il partit s’installer en Mandchourie. Il ne revint au Japon qu’en 1953, et réalisa deux ans plus tard son premier classique d’après guerre : Le Mont Fuji et la lance ensanglantée. Abandonnant toute velléité militariste et revenant à ses anciennes valeurs, ses films se concentreraient dorénavant sur des critiques de la société, à la fois moderne et traditionnelle.

Une équipe avec les pieds sur terre
Le bungei eiga, ou adaptation d’œuvres littéraires, était un genre cinématographique répandu au début des années 30. A l’inverse des keiko eiga, films sociaux souvent situés politiquement à gauche, il apparaissait comme noble et restait généralement à l'abri des censeurs.
Le roman La Terre, par sa dureté et son réalisme, se rapprochait d’une critique sociale. Les dirigeants de la Nikkatsu n’étaient pas enthousiastes à l’idée de produire une adaptation au style quasi-documentaire, à une époque où le gouvernement cherchait à valoriser la vie rurale pour attirer des japonais dans les campagnes de Mandchourie. A cette considération idéologique s’ajoutait le coût financier, avec un tournage en extérieur sur quatre saisons dans un village perdu.

Ces réserves n’arrêtèrent pas Uchida. D’après Donald Richie, accompagné des employés de la Nikkatsu, il réussit à monter discrètement son projet, se faisant passer matériel, argent et pellicule par d’autres équipes de tournage.
La Terre fut tourné dans le village de l’auteur du roman, Kossho, au nord-ouest de Tokyo. L’histoire était censée se dérouler au début du 20e siècle mais la campagne n’avait pas fondamentalement changé et le roman possédait peu de repères chronologiques.
Le tournage dura deux ans [12], avec des acteurs célèbres dans les rôles principaux, notamment Isamu Kosugi, spécialiste des films sociaux et réalistes dans le rôle de Kanji, et Kaichi Yamamoto, acteur expérimenté du cinéma muet dans le rôle d’Uhei.

Uchida adopta un style quasi-documentaire, avec un montage inspiré du cinéma soviétique, dans un style dérivée de la méthode shasei [13] : cette méthode, créée par le fondateur du haïku moderne, Shiki Masaoka, consistait à faire un croquis de la réalité sur le vif, à noter les évènements se déroulant sous ses yeux sans ajouter son interprétation ou son émotion.
Afin d’accentuer le désespoir, Uchida privilégia un éclairage faible et naturel, se concentrant sur les zones sombres. Il filma avec une caméra en position légèrement plongeante, afin d’écraser les personnages sous le poids de leur pauvreté et renforcer leur lien à la terre, à laquelle ils demeurent pieds et poings liés [14].
Excepté durant la dernière demi-heure, il n’y a pas vraiment de scénario. Le film suit la vie quotidienne d’une famille de paysans pauvres, ponctuée par des évènements saisonniers. Peu de péripéties, seulement quelques petits drames quotidiens dans un film en recherche de réalisme. La fin du film tombe un peu dans le pathos avec l’incendie de la maison de Kanji et les brûlures du grand-père, mais, à cette exception près, rien de mélodramatique.

Les dirigeants de la Nikkatsu ne remarquèrent l’activité autour du tournage qu’une fois le projet bien avancé et acceptèrent finalement de sortir le film. Comme prévu, il fut froidement reçu par le gouvernement et par les critiques les plus conservateurs. Kikuchi Kan, rédacteur en chef d’un influent périodique de cinéma, Nihon Eiga, attaqua indirectement La Terre en dénonçant le négativisme des films réalistes [15].
Nonobstant ces quelques rabat-joies, le film remporta un grand succès critique (prix Kinema Jumpo du meilleur film de l'année 1939) et public, et fut salué pour son hyperréalisme. Il montrait qu’il était possible de faire des films sérieux différents des keiko eiga [16].
Il engrangea une marge bénéficiaire sans précédent, son unité de production n'ayant comptabilisée aucune dépense [17].

Notre grain de wasabi
La plupart des commentaires sur le film et sur le roman sont assez discutables et approximatifs. Les ouvrages classiques sur le cinéma japonais datent des années 80-90 ou du début des années 2000, et ont été écrits avant la restauration de La Terre dans sa version actuelle d’1h57. Avant 2001, il n’existait qu’une seule copie très abîmée d’1h33.
Ces auteurs se sont contentés de reconduire les mêmes interprétations sur le film, d’ouvrage en ouvrage, se citant les uns les autres sans pouvoir apporter d’éléments nouveaux. Comme souvent dans le monde de la recherche, une certaine vision s’est imposée chez les spécialistes du cinéma japonais : ne prenant pas la peine de lire eux-mêmes le roman, ils relaient le discours établi, le sujet n’occupant de toute façon pas plus de quelques lignes dans leur texte.

Dans son interprétation classique, le film est présenté comme peu virulent socialement, se concentrant sur l’amertume des relations entre les personnages au sein de la famille mais n’attaquant pas le système. A l’inverse, le roman critiquerait l’ordre existant, montrant notamment la confrontation entre les paysans pauvres et les propriétaires [18].

Dans les faits, nous n’avons rien vu ou lu de tel.
Avant toute chose, il convient de signaler la différence fondamentale entre le film et le roman : le film dépeint les évènements dans leur continuité, de façon assez brève et sans s’intéresser aux motivations des personnages. Nous ne voyons que les actes, les résultats, sans entrer dans l’intimité mentale des protagonistes.
A l’inverse, le livre se concentre plus sur la psychologie et les pensées des membres de la famille, en particulier du grand-père et de Kanji. La femme décédée de Kanji est également plus présente, encore vivante dans les premiers chapitres puis régulièrement évoquée. Les évènements, concentrés pour le film en une année, se déroulent sur une période d’une petite dizaine d’années, avec de nombreux flash back. Ces développements narratifs permettent de mieux comprendre les gestes de chacun et de compatir à leur douleur.
L’approfondissement moindre du film le rend d’autant plus pessimiste, véhiculant une image sombre et critique de la vie paysanne, pauvres hères sans âme évoluant dans la misère.
Les figures d’autorité sont systématiquement déboulonnées :
• Le grand-père, ancêtre de la cellule familiale et figure traditionnellement respectée, est un gâteux médisant et irresponsable. Alors que le roman décrit son cheminement et les difficultés qui le rendent aigri, le film montre un personnage antipathique et dérisoire. Ses dettes accablent son beau-fils, il passe son temps à manger et boire alors que sa famille se nourrit difficilement, et il met le feu à la maison à la fin du film. Dans le roman, les dettes d’Uhei ne sont mentionnées qu’une fois, perdues au milieu d’autres dettes contractées par Kanji, Uhei arrête de boire et de fumer par manque de moyen, et le responsable de l’incendie n’est pas clairement identifié (Uhei ou Yokichi ?).
• Le prêtre est un homme colérique et violent. Loin de servir de conciliateur, il envenime la situation en accentuant le ressentiment du grand-père contre son beau-fils et en ignorant le désespoir de Kanji. Enfermé dans ses certitudes, il refuse d’utiliser les remèdes modernes pour soigner les brûlures d’Uhei, préférant son traitement à l’ancienne inefficace. Dans le roman, ce personnage n’est pas prêtre et a une importance moindre.
• Le village, unité de vie idéalisée par les traditionnalistes, est un lieu d’exclusion et de commérage. Kanji n’a jamais réussi à s’intégrer et les villageois ne lui apportent que des ennuis. Le film est ici fidèle au roman, même si Kanji y apparaît plus isolé : dans le roman, il est souvent aidé ou soutenu par son voisin du Sud, personnage évacué dans la version cinématographique. Nous ne sommes pas d’accord avec Ann Waswo qui voit dans le film une célébration de la communauté, cette dernière ramenant Kanji dans le droit chemin [19]. D’après nous, les rares scènes collectives confirment l’exclusion de Kanji : les autres paysans se moquent de lui et il reste seul avec sa fille à travailler quand les autres partent manger. De même, lorsque Uhei part seul pour se suicider dans la nuit, la recherche des villageois ne donne rien et ils maltraitent Kanji, sorti pour chercher Uhei malgré sa rancœur. C’est finalement Otsugi qui retrouve le grand-père et le sauve, avec l’aide de Kanji revenu à la maison.
Seuls les propriétaires, le maître et sa femme, ne sont pas brossés négativement. Ils sauvent Kanji de la police lorsque celui-ci vole ses voisins, lui prêtent de la nourriture pour subvenir à ses besoins, et lui donnent un bon repas lorsqu’il apporte son dû annuel. La lourde charge imposée par ce dû est mentionnée, mais Uchida ne s’attarde pas sur ce point.
Cependant, contrairement à ce que nous avons pu lire ailleurs, cette caractérisation des propriétaires est identique dans le roman. Pas de focalisation sur la confrontation entre les paysans pauvres et les propriétaires, pas de critique forte de l’ordre existant. L’auteur du roman était le fils du couple de propriétaires de son village et n’a sans doute pas souhaiter accabler ses parents. Publié en épisode dans le journal Tokyo Asahi Newspaper, son texte visait à faire comprendre aux citadins japonais les difficultés et la dure réalité de la vie agraire, pas à chambouler le système [20].

Contrairement à ce que nous avions lu, le film nous a semblé bien plus dur que le roman, avec une critique du système plus marquée. Cette critique n’est pas démonstrative et explicite, elle se contente de montrer avec réalisme les campagnes. Le spectateur de la fin des années 30 a dû cependant être choqué par cette misère injuste et intolérable, par cette société archaïque où tout le monde ne mangeait pas à sa faim.
Nous ne sommes pas étonné par les virulentes attaques des conservateurs de l’époque. Ils ne supportaient pas la réalité montrée dans le film car elle contredisait violemment leur interprétation idéale de la vie rurale et traditionnelle.

Au final, nous avons été agréablement surpris, ne pensant pas qu’un tel film pouvait encore sortir au Japon à la fin des années 30. Nous pensons qu’il serait bon de réhabiliter cette œuvre, annonçant le réalisme cru d’un film comme L’île nue de Kaneto Shindô. Malheureusement, à moins d’être suicidaire, il est peu probable qu’un éditeur ose sortir un film japonais des années 30 amputé de sa dernière bobine et disponible uniquement dans une qualité assez médiocre, avec sous-titres incrustés.


[1]Au premier rang desquels l’absence de musique lors des projections de films muets, sauf évènement exceptionnel.
[2]Par une recherche préalable sur le net et une confirmation de Jean-François Rauger, à qui nous avions posé directement la question deux jours plus tôt.
[3]Tadao Satô, Le cinéma japonais – Tome I, p.208-209.
[4]Robert E. Cole et Ken'ichi Tominaga, « Japan's changing occupational structure and its significance », p.64 & 68.
[5]Maurice Niveau et Yves Crozet, Histoire des faits économiques contemporains, p.155 & 157.
[6]Shûichi Katô, « Taisho Democracy as the Pre-Stage for Japanese Militarism », p.32.
[7]Raison pour laquelle des réalisateurs comme Ozu ou Naruse ont mis tellement de temps à obtenir une reconnaissance internationale.
[8]Ou incident de Mandchourie. En septembre 1931, suite à une attaque fictive des chinois (en fait un coup monté de militaires va-t-en-guerre japonais) contre les rails de la compagnie de chemins de fer de Mandchourie du Sud, entreprise contrôlée par le gouvernement japonais, l’armée japonaise envahit la Mandchourie pour la placer sous contrôle japonais.
[9]Max Tessier, Le cinéma japonais, p.25 et Noël Burch, Pour un observateur lointain, p.166.
[10]Alexander Jacoby, « Tomu Uchida ».
[11]Tadao Satô, op.cit., p.228.
[12]Isolde Standish, A new history of Japanese cinema: a century of narrative film, p.145-146.
[13]Ibid., p.145.
[14]Tadao Satô, op.cit., p.195.
[15]Peter B. High, The Imperial Screen: Japanese Film Culture in the Fifteen Years' War, 1931-1945, p.170.
[16]Tadao Satô, op.cit., p.211.
[17]Donald Richie, Le cinéma japonais, p.116-117.
[18]Ibid., p.116 et Peter B. High, op.cit , p.171.
[19]Préface d’Ann Waswo dans Nagatsuka Takashi, The Soil – A Portrait of Rural Life in Meiji Japan, London, University of California Press, 1993, p.xvi-xvii.
[20]Ibid., p.viii-ix.


Sources bibliographiques
Burch Noël, Pour un observateur lointain, Paris, Gallimard/Cahiers du cinéma, 1983.
Cole Robert E. et Ken'ichi Tominaga, « Japan's changing occupational structure and its significance » dans Hugh Patrick (ed.), Japanese Industrialization and Its Social Consequences, Berkeley, University of California Press, 1976.
High Peter B., The Imperial Screen: Japanese Film Culture in the Fifteen Years' War, 1931-1945, Madison, University of Wisconsin Press, 2003.
Jacoby Alexander, « Tomu Uchida », Senses of cinema, Issue 36, juil-sept 2005, http://www.sensesofcinema.com/2005/great-directors/uchida/
Katô Shûichi, « Taisho Democracy as the Pre-Stage for Japanese Militarism » dans Stephen S. Large (dir.), Shôwa Japan: Political, Economic and Social History, 1926-1989, Volume l, London, Routledge, 1998.
Niveau Maurice et Yves Crozet, Histoire des faits économiques contemporains, Coll. « Quadrige », Paris, Presses Universitaires de France, 2000.
Richie Donald, Le cinéma japonais, Coll. « Documents », Paris, Editions du Rocher, 2005.
Sallitt Dan, « Escaped from the Archives: Tomu Uchida's "Earth" (1939) », MUBI, 3 juillet 2010, http://mubi.com/notebook/posts/escaped-from-the-archives-tomu-uchidas-earth-1939
Sato Tadao, Le cinéma japonais – Tome I, Coll. « cinéma/pluriel », Paris, Editions du Centre Pompidou, 1997.
Standish Isolde, A new history of Japanese cinema: a century of narrative film, New York, Continuum, 2006.
Takashi Nagatsuka, The Soil – A Portrait of Rural Life in Meiji Japan, London, University of California Press, 1993.
Tessier Max, Le cinéma japonais, Coll. « Cinéma 128 », Paris, Armand Colin, 2005
Watts Craig, « Blood Spear, Mt. Fuji – Uchida Tomu's Conflicted Comeback from Manchuria », Bright Lights Film Journal, Issue 33, juillet 2001, http://www.brightlightsfilm.com/33/tomu1.php

4 commentaires:

  1. Voilà une étude tout à fait complète et courageuse sur un film effectivement invisible et qui risque de le rester encore longtemps. L’ensemble apparaît précis, informé (avec citations de nombreuses sources, elles-mêmes discutées) et argumenté : c’est un beau travail et l’analyse très fine que vous faites de l’œuvre dans sa relation à la société de son temps me semble particulièrement pertinente.
    La dimension proprement cinématographique du film me rappelle un peu le Farrebique, de Georges Rouquier (1947), le pathos final du japonais en moins. Cependant, pour des raisons culturelles faciles à comprendre et en dépit de la globalisation contemporaine (et des efforts de Pierre Rissient), les films asiatiques ont encore bien du mal à trouver leur public en occident, sauf à ressortir de genres précisément codifiés (le polar ou le film de sabre par exemple) ou à bénéficier d’une sorte de label culturel, souvent via un festival dit « prestigieux » (voir le très surfait Wong Kar-wai, ce jugement n’engage que moi).
    Concernant Max Tessier, que j’ai côtoyé il y a bien longtemps, ses informations doivent être fiables (dans l’état de ses connaissances au moment de leur parution, bien entendu). C’est (ou c’était) un critique scrupuleux et documenté doublé (mais cela va de soi) d’un excellent connaisseur du Japon (il lui était plus facile de se rendre à Tokyo qu’en banlieue parisienne voir ses amis !).
    Votre « petit coup de gueule » contre la Cinémathèque, pour terminer. Je fréquente de nouveau ce lieu depuis peu et, en première impression, il me semble que les choses se sont améliorées depuis l’époque où je poussais moi aussi un coup de gueule dans les remerciements de mon bouquin sur Leone. Pour voir des films ou obtenir des photos, il fallait alors aller outre-Manche, au British Film Institute, où l’on était splendidement accueilli par Michele Snapes, une française de Londres. Quant à la période antérieure, les années Langlois, dorées en même temps que désastreuses, elle attend encore son historien (le livre de Laurent Mannoni, que je n’ai pas encore lu, semble, pour autant que je sache, tout à la fois réussi et insuffisant: il lui est en effet difficile de dire du mal de son employeur et de remettre en cause certains mythes).

    RépondreSupprimer
  2. Nous venons de découvrir une limite propre aux commentaires dans Blogger : un commentaire ne doit pas faire plus de 4096 caractères. Nous allons donc devoir couper notre réponse en 2.


    Votre comparaison avec Farrebique de Georges Rouquier est intéressante : elle était déjà très rapidement évoquée par Noël Burch dans son ouvrage Pour un observateur lointain. Nous n’avons pas vu le film de Rouquier mais votre comparaison va nous poussez à l’acquérir (malgré son prix prohibitif en DVD). Nous ferons un retour dans les commentaires une fois le film vu.


    Nous pestons régulièrement contre la quasi absence du cinéma asiatique en salles en France. Cette année a été particulièrement catastrophique, avec seulement 19 films sortis, souvent dans très peu de salles : http://asie-vision.blogspot.com/2011/12/bilan-de-lannee-2011.html
    Vu le nombre restreint de salles et l’absence de publicité, le nombre d’entrées pour les films asiatiques n’est évidemment pas bon. Il serait toutefois trop simple de blâmer uniquement le nombre de copies : ces dernières années, certains films attendus et sortis dans plus de salles (Le bon, la brute et le cinglé, The Chaser) n’ont pas répondu aux attentes des distributeurs.
    N’ayant pas étudié de près la question, nous ne nous prononcerons pas sur les raisons de l’apparente désaffection des distributeurs et du public des salles pour le cinéma asiatique.

    Pour trouver de bonnes nouveautés, en cinéma de patrimoine comme en cinéma récent, il faut se tourner vers le DVD. Et là, il faut avouer que la France est privilégiée, avec des éditeurs comme Wild Side, Carlotta ou HK Vidéo, qui ont sorti un nombre impressionnant de films ces dernières années.

    Cependant, encore aujourd’hui en Occident, beaucoup de films asiatiques restent invisibles, surtout, comme vous le signalez, lorsqu’ils sortent de genres codifiés et ne sont pas réalisés par des auteurs reconnus par les festivals.
    Et même pour les films primés, la visibilité n’est pas assurée : La cité des douleurs de Hou Hsiao-hsien, lion d’or à la Mostra de Venise en 1989, n’existe pas sur support physique en Occident. Idem pour Le maître des marionnettes du même réalisateur, prix du jury à Cannes en 1993, qui n’est disponible que dans un DVD américain de piètre qualité, aujourd’hui épuisé.

    Nous supposons qu’il n’existe pas de public pour des films asiatiques plus difficiles d’accès, même si la situation peut parfois évoluer doucement dans certains cas particuliers : Ozu, complètement inconnu en Occident lorsqu’il était en activité, est aujourd’hui un réalisateur réputé et apprécié en France. Naruse gagne doucement en reconnaissance depuis une dizaine d’années, et un ouvrage dédié est même paru en langue française en 2006 (Mikio Naruse de Jean Narboni, édité par les Cahiers du Cinéma, que nous n’avons pas encore eu le temps de lire).
    Au moins, au niveau critique, le cinéma asiatique de patrimoine a gagné ses galons et il est aujourd’hui plus difficile de descendre des chefs d’œuvre pour raison de guéguerre entre journaux, comme Luc Moullet qui, en 1957 dans Les Cahiers du cinéma, qualifia Vivre de Kurosawa de ridicule (ces derniers défendaient Mizoguchi alors que Positif soutenait Kurosawa).

    RépondreSupprimer
  3. Nous notons avec intérêt votre remarque sur Max Tessier. Il a malheureusement écrit peu d’ouvrages. Nous ne savons pas s’il est toujours en activité : nous avons vu quelques rapides textes et interviews de lui datant des années 2000, mais rien de bien conséquent.
    Si vous avez plus d’informations sur ce qu’il est devenu, nous sommes preneurs.


    Concernant la Cinémathèque, nous ne fréquentons ce lieu que depuis peu et nous n’avons qu’une connaissance superficielle des débats de l’époque Langlois et des problèmes ultérieurs d’accès aux documents que vous signaliez. Nous avons également récupéré l’ouvrage de Laurent Mannoni et nous le lirons en gardant en tête votre remarque.

    Par rapport aux problèmes que vous indiquez sur votre blog, notamment sur les sous-titres des films japonais, la situation est en effet bien meilleure aujourd’hui.
    Mais, n’ayant pas connu le pire, les nuisances actuelles sont suffisantes pour nous gêner. Compte tenu des technologies actuelles (sous-titres indépendants de la bobine, probablement un fichier texte avec repères de temps, facilement synchronisables avec la pellicule via des logiciels adaptés peu couteux), nous estimons que la Cinémathèque devrait proposer des sous-titres de qualité sur les films projetés, en particulier les films liés à des rétrospectives.


    Merci en tout cas pour vos intéressantes remarques.

    RépondreSupprimer
  4. Nous avons vu Farrebique de Georges Rouquier (1946) hier soir, et nous comprenons mieux pourquoi la ressemblance avec La Terre est souvent évoquée.

    Le principe de base du film est identique : dans les deux cas, nous suivons une mise en scène de la vie d’une famille de paysans durant quatre saisons consécutives. La réalisation s’attarde sur les différentes tâches quotidiennes, sur les travaux agricoles et sur la nature ambiante, avec des passages quasi-documentaires.
    J’ai également retrouvé dans Farrebique un léger pathos final, même si pas du même niveau que dans La Terre, avec *attention spoiler* le scénario pas mal centré sur la vie et le rêve du patriarche, qui passe la main et meurt, inutile, à la fin *fin spoiler*.

    On trouve par contre plusieurs différences notables :
    - La présence dans La Terre d’acteurs professionnels réputés, alors que tous les acteurs de Farrebique sont des paysans du coin
    - La famille plus restreinte dans La Terre, quatre personnages, contre une dizaine dans Farrebique
    - La concentration plus importante sur la vie du village dans La Terre et sur les difficultés de la survie quotidienne, la famille du film japonais étant très pauvre et devant travailler pour assurer sa survie. A l’inverse, la famille de Farrebiquen’est clairement pas pauvre, possède un assez grand domaine et de nombreux animaux.
    - L’aspect documentaire est plus présent dans Farrebique, avec des passages sur la vie des animaux et la croissance des plantes, à un niveau parfois microscopique, qui nous a rappelé certains documentaires de Jean Painlevé (avec qui Rouquier travaillera plus tard)

    Au final, malgré leurs similarités scénaristiques, il se dégage de La Terre une image de souffrance et d’injustice devant les difficultés des paysans pauvres, alors que Farrebique est plus un chronique de la vie de paysans moyens, qui nous présente le cycle de la vie en campagne.

    RépondreSupprimer