mercredi 11 janvier 2012

Terre et soldats de Tasaka Tomotaka (1939) ou les méandres de la propagande « humaniste »

Pour le plus grand plaisir des quelques pèlerins nippophiles et au grand dam de tous les autres, nous continuons aujourd’hui notre exploration des films japonais de 1939 produits par la Nikkatsu, comportant le mot Terre dans le titre et indisponibles sur support physique. Une catégorie, avouons-le, assez restreinte, dont nous aurons probablement fait le tour avec ce nouveau billet. Nous pourrons alors nous reposer sur nos lauriers, avec le sentiment du travail accompli, et nous péter les bretelles en fanfaronnant bruyamment.

Excepté les similitudes énoncées en introduction, Terre et soldats (Tsuchi to heitai, 1939) de Tasaka Tomotaka n’a pas grand-chose à voir avec La Terre de Tomu Uchida, étudié auparavant.
Nous sommes face à un film de propagande tourné en Mandchourie, commandité par l’armée de terre japonaise dans le cadre de la guerre contre la Chine [1]. Il est vaguement inspiré d’un roman reportage éponyme d’Hino Ashihei, écrit en 1938 à partir de son expérience de terrain : ce dernier fut envoyé en Mandchourie par le gouvernement avec un « bataillon d’écrivains » [2] pour couvrir un grand assaut militaire. Pour paraphraser Terry Pratchett, « la plume est plus forte que l’épée. […] Seulement si l’épée est très courte et la plume très pointue ».
Sauf pour les férus de films de guerre et/ou de propagande, Terre et soldats n’est pas franchement passionnant, ni trépidant, ni émouvant. C’est, par contre, un très bon sujet d’étude pour l’historien amateur que nous sommes.

A l’inverse de La Terre, nous ne nous concentrerons pas sur le réalisateur ou sur la source du film mais uniquement sur son contenu. Une approche plus auteuriste serait envisageable : elle passerait en revue l’intégralité des films de propagande de Tasaka Tomotaka, notamment le très réputé Les cinq éclaireurs (Gonin no sekkôhei, 1938).
Ce n’est pas notre objectif ici. Les inconditionnels de la théorie des auteurs, dépités, tenteront peut-être de nous jeter des pierres. Nous sommes peu enclin à répondre aux menaces et le seul résultat sera la destruction de leur écran.

Vous verrez du pays !, qu’ils disaient
Le scénario de Terre et soldats est simple. En guerre contre la Chine, le commandement des forces japonaises décide de débarquer des troupes dans la baie de Hangzhou, puis d’avancer le plus possible en territoire ennemi.
Nous allons suivre la vie d’un petit bataillon dirigé par un caporal (Isamu Kosugi). Les périodes de combat, de repos et de marche se suivent et se ressemblent. Les soldats ne connaissent pas leur objectif, ne savent pas où ils vont. Ils marchent. Alors qu’ils semblent avoir enfin atteint leur destination, ils apprennent que l’objectif a changé et ils repartent en marchant. Fin.

Les combats, très réalistes, occupent une part importante du métrage, avec des moyens importants mis à disposition du réalisateur. En impression subjective, le film se compose d’une moitié de combats, d’un sixième de marche et d’un tiers de vie quotidienne. Les empêcheurs de tourner en rond auront beau recalculer, la somme des fractions est bien égale à 1.

Malgré la grande admiration que nous portent assurément nos lecteurs et la formidable qualité de notre style, certains se demandent probablement, au vu de cette description, s’ils ne feraient pas mieux d’arrêter leur lecture pour aller se préparer une collation. Deux œufs dans une poêle avec un peu de beurre et un peu de sel, brouillés à feu vif jusqu’à ce qu’ils ne soient plus baveux. Tout simple, cinq minutes de préparation, inratable. Certains ajoutent du saumon mais nous les préférons nature.
Avant de perdre les rares acharnés ayant survécu à l’introduction, nous allons entrer immédiatement dans le cœur de notre analyse. Terre et soldats comporte trois éléments plutôt étranges pour un film de propagande :
• L’absence quasi-totale de l’ennemi
• Le manque d’individualisation des personnages
• L’absence de justification du conflit
Ces trois particularités génèrent une ambiance étrange, bien éloignée des films de propagande américains.
Après avoir examiné et expliqué chacun de ces points, nous nous interrogerons sur l’efficacité du métrage et sur la pertinence de sa classification comme film de propagande.

Où sont les Chinois ? Tout près…
Le nazi cruel, le communiste sournois, le japonais sanguinaire, autant de clichés utilisés à outrance dans nombre de films américains des années 40 et 50, exemples de propagande les plus connus du grand public. En période de guerre ou dans le cinéma hollywoodien des années 80, les ennemis sont toujours déshumanisés et vils, et les héros ne doivent faire preuve d’aucune pitié. Aucun rachat n’est possible.

Sans connaissance préalable du scénario de Terre et soldats, nous nous serions attendu à des méchants chinois, des hordes de Fu Manchu joués par des japonais ricanants (et non par les habituels occidentaux grimés). Rien de tout cela : l’ennemi est évoqué quelques fois en termes peu flatteurs par les Japonais mais reste invisible. Durant tout le film, les adversaires consisteront en de lointaines silhouettes.
Cette règle ne souffrira qu’une seule exception : vers la fin, le bataillon autour duquel s’articule le récit entre dans un bunker chinois, précédemment nettoyé à la grenade. Il y trouve quelques survivants bien peu sanguinaires, qui se rendent sans résistance. Sales et l’air hagard, leur apparence est assez semblable à celle de leurs adversaires japonais.

La notion d’ennemi est circonscrite aux soldats et ne s’étend pas à la population. Les Japonais laissent passer un groupe de civils fuyant les combats, mitraillés au loin par des soldats chinois, et le caporal réconforte un bébé chinois pleurnichard dont les parents sont morts.

L’absence de l’ennemi est déroutante pour le spectateur contemporain. Si on ne peut même plus compter sur la présence d’un vil communiste chinois mangeur d’enfants dans un film de propagande, où va-t-on ? Cette disparition s’explique par le contexte politique japonais de l’époque.
A partir du début du 20e siècle, avec l’acquisition de Taiwan en 1895 [3] puis l’annexion de la Corée en 1910, le discours politique traditionnel d’homogénéité de la population japonaise fut modifié. En 1910, « affirmer que le peuple japonais était constitué d'une seule ethnie unie par le sang n'était pas conforme à l'esprit de l'époque. L'heure était indéniablement venue de se prononcer haut et fort pour la diversité du peuple japonais » [4]. D’après la nouvelle théorie du sang-mêlé, les Japonais étaient un mélange de plusieurs « races » autochtones de l'archipel, auxquelles s’étaient ajoutés et intégrés des migrants venus de Corée et de Chine [5]. Les Japonais avaient évidemment conservé le meilleur de chaque race.
Dans ce contexte, l’intégration de la Corée et de la Chine à l’empire japonais consistait à rassembler dans un même ensemble des peuples frères, sous la houlette de Japonais supérieurs moralement, spirituellement, voire économiquement [6].

Les Chinois n’étaient pas des ennemis à stigmatiser mais, en exagérant un peu le discours officiel très hypocrite des autorités japonaises, des petits frères à remettre sur le droit chemin et à incorporer dans le giron de l’empire, à coups de trique si nécessaire. Un peu comme avec des enfants : pour qu’ils obéissent, il faut brûler leur chambre, tuer leurs parents, les torturer et les affamer. Cette méthode éducative, testée historiquement à toutes les époques et dans toutes les régions du monde, n’ayant pas encore fait ses preuves, il y a fort à parier sur une continuation des expériences dans les siècles à venir.
La Mandchourie était vue comme une prolongation du territoire japonais, le gouvernement investissant fortement sur cette terre riche en ressources naturelles et incitant les paysans japonais en surnombre à y émigrer. Selon le discours officiel, ces derniers allaient apporter rationalité et organisation à la contrée, et guider les peuples autochtones [7].

La disparition de l’ennemi dans Terre et soldats permet ainsi d’éviter une stigmatisation trop brutale ou, à l’inverse, une identification hors de propos. La population japonaise ne devait pas non plus prendre en pitié les soldats chinois, joués par des acteurs japonais, alors que la guerre était encore en cours.

Cette logique se retrouvera dans la plupart des films de propagande datant d’avant le début de la guerre du Pacifique en 1941 [8]. L’objectif principal sera toujours de décrire la souffrance du soldat et non de se focaliser sur un ennemi haïssable [9].

L’enfer est pour les héros
Terre et soldats évite au maximum l’individualisation et ne met en avant aucune figure héroïque ou super-héroïque, le slip par-dessus le pantalon n’étant pas à la mode au Japon à cette époque. Dans cette optique, les acteurs choisis pour Terre et soldats ressemblent à des hommes ordinaires, pas à des Kurâku Kento ou Burûsu Wein aux mentons carrés.
Le film fait un usage particulièrement parcimonieux des noms de famille et être appelé n’est jamais bon signe. Dans le bataillon composé de quatorze personnes, caporal compris, quatre noms seront donnés en tout durant le métrage :
• Le premier meurt juste après avoir eu son nom mentionné. Il sera promu après sa mort.
• Le second est appelé par son nom après être tombé maladroitement dans l’eau pendant une marche nocturne. Ce personnage rigolo sera l’exemple à ne pas suivre.
• Le troisième voit son nom mentionné suite à une blessure reçue à la jambe. Il devra être rapatrié au Japon.
• Le dernier est appelé par son nom par un de ses camarades, alors qu’il se tient le ventre. Il est malade et passera une bonne partie du film à l’infirmerie de campagne, hors de son unité. Il ne reviendra qu’à la fin, une fois guéri.
Les autres personnages ne sont jamais appelés par leur nom, du moins dans les sous-titres français et anglais [10].

Dans le même esprit, il n’y a aucun personnage héroïque. Le caporal, personnage principal du film, n’a rien d’un surhomme. Il occupe un grade subalterne, proche de ses hommes. Son surpoids suscite la moquerie de ses camarades et il ralentit la troupe à cause d’ampoules aux pieds. Il donne des ordres mais ne prend pas de risques inconsidérés, à l’inverse du guerrier traditionnel ou de tout autre héros courageux (ou stupide, la différence entre courage et stupidité n’ayant jamais été clairement établie).
Notons que, comme dans La Terre d’Uchida, le rôle principal est tenu par Isamu Kosugi. Notre liste initiale de similarités n’était donc pas exhaustive, mais la flemme de réécrire deux paragraphes nous pousse à ne pas modifier notre introduction a posteriori.

Les autres hommes sont des personnages interchangeables, sans personnalité ni opinion. Lorsqu’ils souhaitent donner leur ressenti, ils en sont empêchés par la hiérarchie : un soldat, essayant d’évoquer au caporal son sentiment sur leur interminable marche, est rappelé à l’ordre par un officier supérieur et doit retourner dans le rang [11].
Terre et soldats, c’est un peu comme une adaptation cinématographique de Lemmings : il y a un tas de bonshommes habillés tous pareils qui marchent dans la boue. Parfois, il faut en sacrifier quelques-uns pour arriver à la fin du niveau. Une fois arrivé à l’objectif, tout le monde est content. Puis on passe à un nouveau niveau.

Cette absence de l’individu au profit du groupe est enfin renforcée par la quasi absence de gros plans, le réalisateur privilégiant les plans larges impersonnels [12].

Nous sommes ici bien loin d’un Sergent York d’Howard Hawks (Sergeant York, 1941), où Gary Cooper arrêtait à lui seul toute une unité d’allemands. Dans les films de guerre japonais, il ne fallait pas mettre en avant l’individu. Depuis mars 1937, le ministère de l’éducation distribuait dans tout l’empire un livre intitulé Les fondamentaux de notre politique nationale (Kokutai no Hongi) : l’ouvrage s’opposait au libéralisme et à l’individualisme et glorifiait une loyauté totale envers l’Etat [13].
La force de l’armée ne résidait pas dans les individus mais dans le nombre, la cohésion et le respect des consignes.

Heu, pourquoi on se bat au fait, chef ? Tais-toi et marche
Le plus célèbre exercice de propagande américain de la seconde guerre mondiale est sans doute la célèbre série de sept films de Franck Capra intitulée Why We Fight?, dont le but était d’expliquer aux Américains pourquoi ils faisaient la guerre.
Destinée au départ aux militaires, la série connut auprès d’eux un grand succès et Roosevelt décida de la diffuser au grand public. Au final, à la fin de la guerre, plus de 54 millions d’Américains l’avaient vu, même si son efficacité ne fut jamais prouvée [14].

A l’inverse, au Japon, les raisons et objectifs de la deuxième guerre sino-japonaise ne furent jamais clairement donnés. Quelques mois après le début de « l’incident chinois », un rescrit impérial (chokugo) se contenta d’expliquer que le Japon, épris de paix, avait dû réagir devant l’intransigeance du gouvernement du Kuomintang. Aucune remise en contexte historique ni explications substantielles sur les raisons de la guerre ne furent fournies [15]. En d’autres termes, le Japon entrait en guerre parce que les dirigeants chinois étaient des méchants.
La guerre devait être considérée comme une fin en soi, dont les raisons se situaient au-delà des considérations du peuple ordinaire, civil ou militaire. Il fallait gagner, sans se poser de grandes questions sur le pourquoi. A l’inverse de la guerre du Pacifique, présentée comme une guerre de libération des peuples asiatiques colonisés, avec des objectifs précis, la guerre contre la Chine resta plongée dans le brouillard, sans doute le brouillard de la guerre. Comme la route interminable de Terre et soldats, ce conflit était sans fin, sans conclusion visible [16].

Les réalisateurs, pas plus que le grand public ou les simples soldats, n’avaient de vision claire des causes et objectifs de la guerre en Chine, sujets tabous ne devant pas être abordés. Les films de propagande de l’époque reflètent cette logique dans leur absence de questionnement, à long terme (pourquoi faire cette guerre ?) et à court terme (en quoi consiste notre mission actuelle ?).
Dans Terre et soldats, le bataillon ne sait pas où il va ni pourquoi il y va. Par deux fois, la question est posée sur un ton enjoué par un soldat. Un autre soldat lui répond par une blague. Ce sujet, sans doute cent fois évoqué dans l’intimité, ne semble pas les concerner [17].

Le spectateur lui-même ne connaît pas la finalité de la mission. Les soldats se battent, avancent, le tout dans la bonne humeur et dans un excellent esprit de groupe, mais sans raison. A l’image de paysans travaillant dans les champs, les soldats sont présentés comme faisant la guerre, occupation naturelle de leur condition de militaire.

We come in peace! Don't run! We are your friends!
Les points évoqués précédemment ont perturbé et continuent de perturber les critiques occidentaux. David Bordwell compare Terre et soldats à A l’Ouest, rien de nouveau de Lewis Milestone (All Quiet on the Western Front, 1930), par sa focalisation sur l’épuisement physique et sur les longues heures de marche dans la boue [18]. Pour David Desser, le film fut loué par la plupart des critiques occidentaux pour son absence de propagande haineuse et son humanisme [19]. Comme le résume Tadao Satô, « à force de montrer les difficultés des soldats, ce film pourrait paraître antimilitariste » [20].
Qu’en est-il réellement ? Terre et soldats est-il bien un pur film de propagande ? Amputé de la plupart des armes habituellement utilisées par ses confrères, quelle peut être son efficacité ?

Afin de répondre à ces questions, nous devons d’abord nous demander ce qu’est un film de propagande. Pour pouvoir classer un objet dans une catégorie, il convient au préalable de la définir. Une fois la définition posée, nous examinerons dans quelle mesure notre objet d’étude y répond.
De nombreuses définitions existent. Nous en retiendrons deux : une définition pratique glanée dans un article synthétique sur internet et une définition théorique issue d’un ouvrage de référence.
Dans un premier temps, nous travaillerons avec une interprétation opérationnelle, centrée sur une vision occidentale traditionnelle. D’après cette définition, une œuvre cinématographique de propagande comporte les éléments suivants [21] :
Le principe de simplification et d’ennemi unique : simplifier le sujet traité en le réduisant à un mot d’ordre ou un slogan, et à des symboles graphiques, plastiques ou musicaux. Dans le même temps, ramener l’ennemi à une catégorie donnée, sur laquelle se concentre la haine. Exemple : « Le communisme, c’est le Mal ».
La règle de grossissement et de défiguration : simplifier le sujet en supprimant les nuances et en exagérant les éléments traités. Exemple : « Les communistes mangent les enfants ».
La règle d’orchestration : répétition inlassable des thèmes principaux en les adaptant au public cible ; démarrage en accroche, fin en apothéose ; dissimulation ou truquage des nouvelles favorables aux adversaires. Exemple : « On vous a déjà dit que les communistes mangeaient des enfants ? Parce qu’il faut le savoir quand même, hein. De quoi le Spoutnik ? Connais pas, et de toute façon ça n’a rien à voir avec le régime alimentaire des communistes ».
Le principe de transfusion : se servir de l’histoire et des mythes nationaux, du fonds culturel commun du public, pour appuyer sa démonstration. Exemple : « Les communistes, c’est pire que les nazis. On va réussir à les chasser de notre pays comme on a chassé les Anglais ».
La règle d’unanimité et de contagion : renforcer ou créer une impression d’unanimité et tenter de la propager à travers l’utilisation de symboles, d’évènements, de musiques… Exemple : « Personne n’aime les communistes. Tu viens à notre meeting anti-communiste ? Tout le monde dans le quartier y va, tu sais… ».
Cette définition est peu applicable à Terre et soldats, qui manque cruellement de communistes :
• Les symboles sont peu présents : quelques rares drapeaux japonais, pas de saluts, pas ou peu de chants militaires. Les ennemis, invisibles, sont peu stigmatisés.
• Lorsqu’ils apparaissent enfin, ils sont présentés comme de pauvres hères désemparés.
• Le début du film, brouillon, est peu compréhensible et le métrage se termine en queue de poisson, les soldats devant repartir dans leur marche sans fin.
• Pas d’évocation de l’histoire japonaise, pas de tentative de justification du conflit.
• Seule la règle de l’unanimité est bien suivie, les hommes faisant corps avec l’armée, sans aucune contestation.
Selon cette définition pratique, Terre et soldats n’utilise quasiment pas les règles du film de propagande. Plutôt que d’exclure le film de la catégorie étudiée, de le considérer comme un sympathique film humaniste et de laisser les lecteurs fatigués s’en retourner à leurs occupations, nous allons élargir notre optique en examinant l’œuvre au regard d’une autre définition, théorique et plus générale. Nous sommes du genre méfiant et nous n’allons pas laisser un métrage suspect s’échapper tranquillement sans l’avoir examiné sous toutes ses coutures. Il pourrait avoir des accointances communistes [22].

D’après Richard Taylor, un film de propagande tente d’influencer les opinions publiques d’une audience à travers la transmission d’idées et de valeurs. Son objectif est de confirmer dans ses opinions ou convertir une audience particulière, en la manipulant pour atteindre un objectif précis.
Dans un film, les idées et valeurs peuvent être transmises directement, par le discours, ou indirectement, par l’utilisation de symboles signifiants comme l’emblème ou le drapeau.
A l’inverse de l’information, qui cherche à ouvrir l’esprit, la propagande essaye de fermer l’esprit, de restreindre la vision. Elle montre les évènements de telle sorte qu’ils ne suscitent pas de débats ou de controverse. Au final, la meilleure propagande est la vérité car elle permet de gagner la confiance du public [23].

Ah, AH ! Nous le tenons enfin. De façon un peu fourbe, nous le concédons, nous avons gardé quelques atouts dans notre manche pour ce dernier examen. Avec ces éléments et en suivant la définition de Richard Taylor, nous allons constater que Terre et soldats est bien un film de propagande, un vrai, qui épouse parfaitement la politique gouvernementale de l’époque.

Le réalisme quasi documentaire de Terre et soldats est son premier et principal atout. Comparé aux autres films lénifiants, il semble cru, proche de la réalité du terrain, et permet au public de croire ce qu’il voit.
En confiance, les spectateurs intègrent plus facilement les éléments de propagande disséminés dans le film, alors qu’ils les rejetteraient probablement dans un discours plus simpliste ou explicite.

Les particularités du film, en plus de le différencier de la masse de la propagande grossière, sont utilisées à bon escient pour faire passer le message officiel.
Outre les aspects déjà évoqués, l’invisibilité de l’ennemi contribue à donner une apparence neutre au conflit, à masquer les atrocités et massacres commis par l’armée japonaise [24]. Il transforme l’image de la guerre : faire la guerre ne consiste plus à tuer des êtres humains, c’est un entrainement du corps et de l’esprit. Le soldat doit lutter contre la fatigue, contre son environnement, doit faire preuve de volonté, d’abnégation et d’esprit de groupe.
Cette vision du conflit comme défi contre soi-même est renforcée par l’absence de justification. Le soldat est là pour se battre et s’élever physiquement et spirituellement : la finalité de la guerre et l’adversaire importent peu.

Le but de Terre et soldats n’est pas de montrer une bataille précise, de fournir des informations aux spectateurs sur le conflit, mais de glorifier la guerre en elle-même. Il n’y a pas de nom de lieu, d’indication géographique ou temporelle. Le film s’attarde sur la lente destruction des bâtiments, et est fasciné par les outils militaires (fusils, mitrailleuses, canons…).
Cette omniprésence de la guerre est renforcée par la bande-son : les bruitages des armes sont particulièrement réalistes et sont toujours présents en toile de fond, y compris en l’absence de l’ennemi. Cette puissance sonore et l’utilisation de matériel militaire en situation (tirs à balle réelles, impressionnantes destructions de bâtiments) favorisent l’immersion du public et l’abandon de l’esprit critique.
Les bruits de pas des soldats, amplifiés, créent une musique martiale : les hommes ne sont pas des individus mais les instruments de percussion d’un vaste orchestre au maestro invisible [25]. Ce ne sont que des engrenages du mécanisme bien huilé de la guerre, immense machine moderne servant à façonner les caractères et à former les esprits. Les hommes aiment faire la guerre : lors de l’un des rares gros plans, nous voyons des soldats qui sourient après avoir lancé des grenades [26]. La mort elle-même est montrée comme quelque chose de propre et rapide, sans effusion de sang [27].

Les trois particularités de Terre et soldats décrites précédemment, qui contribuent à le rendre humaniste aux yeux de certains, ne font que servir cette vision. L’ennemi et les objectifs ne comptent pas : ils pourraient être tout autres, cela ne changerait rien. L’avancée japonaise ne semble d’ailleurs pas particulièrement retardée par l’adversité, et l’armée japonaise dégage une impression de puissance moderne infatigable. Les individus n’existent pas, ce ne sont que des rouages.

Les cinq éclaireurs avait été salué pour la qualité de ses petites scènes de vie, qui donnaient une profondeur et une humanité aux personnages. Tasaka comptait faire de même dans Terre et soldats mais, une fois arrivé en Mandchourie, il estima que son script ne correspondait pas à la réalité du terrain. Désemparé et sans inspiration, il réalisa un film très réaliste [28], proche du documentaire, avec intégration de la logique idéologique des militaires.

Il alla même jusqu’à incorporer, au moins à une occasion, une propagande plus vulgaire, lors de la seule apparition de l’ennemi. Quand les Japonais pénètrent dans le bunker chinois, la caméra s’attarde quelques secondes sur une chaîne reliant un des soldats chinois à un poteau. Les Chinois encore valides se rendent sans résistance, peu enclins à mourir pour leur cause.
Tasaka reprend ici une rumeur lancée par les militaires japonais : d’après cette rumeur, les Chinois étaient de piètres combattants et ne souhaitaient pas mourir pour leur pays. S’ils résistaient avec autant de ténacité, c’est parce qu’ils y étaient forcés par leurs dirigeants et enchaînés de force à leur poste de combat [29].

Au final, le doute n’est plus permis : Terre et soldats est bien un métrage de propagande. Il propose au public une vision faussée de la guerre, conforme au modèle de propagande véhiculé par les autorités militaires. Il n’est pas possible de savoir l’impact de ce genre de film sur le public mais, en étant un peu retors, il nous semble particulièrement efficace, plus pernicieux que ses confrères outranciers.
Certes, comme le dit Peter B. High, le grand spécialiste du cinéma de propagande japonais, les films de propagande humanistes comme Terre et soldats fournissaient une alternative au fanatisme et à l’hystérie [30]. Mais, indirectement, ils contribuaient à inculquer une certaine vision de la guerre, voulue par les autorités militaires, une guerre propre, moderne, accompagnée d’un certain romantisme, où la guerre consistait en une lutte contre soi-même, un test de sa volonté dans une ambiance de franche camaraderie.


[1]Pour le contexte historique, nous vous renvoyons à notre article sur La Terre, film sorti la même année.
[2]Figures littéraires envoyées sur le front pour écrire des reportages de propagande, dans Peter B. High, The Imperial Screen: Japanese Film Culture in the Fifteen Years' War, 1931-1945, p.204-206.
[3]Suite à sa défaite contre le Japon lors de la première guerre sino-japonaise en 1894-1895, la Chine dût notamment céder Taiwan au Japon.
[4]Noriko Berlinguez-Kôno, « Naissance de la thèse de l'unicité nippo-coréenne (Nissen Dôsoron) », p.219.
[5]Eiji Oguma, A Genealogy of 'Japanese' Self-Images, p.47 & 51.
[6]Tessa Morris-Suzuki, Re-Inventing Japan: Time, Space. Nation, p.95 et Michael Weiner, Japan 's Minorities: The Illusion of Homogeneity, p.113.
[7]Sandra Wilson, « The 'New Paradise': Japanese Emigration to Manchuria in the 1930s and 1940s », p.265. L’immigration, demandée par l’armée japonaise en Mandchourie, visait à pérenniser l’occupation : comme lors de la Conquête de l’Ouest américaine, les pionniers armés devaient se charger de faire la loi sur leurs terres. Les résultats furent plutôt mitigés, avec moins de 300000 colons japonais présents en Mandchourie en 1945, dans Ibid., p.257 & 283.
[8]Une fois la guerre du Pacifique débutée, l’ennemi principal deviendra l’Occidental, plus facile à stigmatiser. La multiplication des métrages incitant à la haine de l’ennemi ne surviendra toutefois que durant les toutes dernières années de guerre et cette catégorie de films suscitera le dédain des critiques de l’archipel.
[9]Tadao Satô, Le cinéma japonais – Tome I, p.201.
[10]Dans le livre de Peter B. High et sur le wikipedia japonais traduit en anglais, le caporal s’appelle Tamai. Plusieurs autres noms sont mentionnés. Nous ne savons pas si ces noms proviennent de la version japonaise ou du livre dont s’est inspiré le film.
[11]Peter B. High, The Imperial Screen: Japanese Film Culture in the Fifteen Years' War, 1931-1945, p.209.
[12]Noël Burch, Pour un observateur lointain, p.267-268.
[13]Peter B. High, « A Propaganda of "Real Human Emotions": The "Humanist" War Films of 1938- 1940 », p.79.
[14]http://en.wikipedia.org/wiki/Why_We_Fight
[15]Peter B. High, The Imperial Screen: Japanese Film Culture in the Fifteen Years' War, 1931-1945, p.201.
[16]Peter B. High, « A Drama of Surimposed Maps: Ozu's So Far From The Land of Our Parents », p.18.
[17]Peter B. High, The Imperial Screen: Japanese Film Culture in the Fifteen Years' War, 1931-1945, p.202.
[18]David Bordwell, « Visual Style in Japanese Cinema, 1925-1945 », p.27.
[19]David Desser, « From the Opium War to the Pacific War: Japanese Propaganda Films of World War II », p.37.
[20]Tadao Satô,op.cit., p.215.
[21]Tous ces éléments sont tirés de l’article de Patrick Mougenet, « Cinéma et propagande ».
[22]Note pour le lecteur communiste susceptible : nous n’avons rien contre les communistes. Nous caricaturons ici une certaine vision du cinéma B américain des années 50, qui voyait des communistes partout.
[23]Richard Taylor, Film propaganda: Soviet Russia and Nazi Germany, p.7-15.
[24]Max Tessier, Le cinéma japonais, p.29.
[25]Peter B. High, « A Propaganda of "Real Human Emotions": The "Humanist" War Films of 1938- 1940 », p.94-95.
[26]Peter B. High, The Imperial Screen: Japanese Film Culture in the Fifteen Years' War, 1931-1945, p.208.
[27]Noël Burch, op.cit., p.266-268.
[28]Peter B. High, The Imperial Screen: Japanese Film Culture in the Fifteen Years' War, 1931-1945, p.210-211.
[29]Tadao Satô,op.cit., p.215.
[30]Peter B. High, « A Propaganda of "Real Human Emotions": The "Humanist" War Films of 1938- 1940 », p.105.


Sources bibliographiques
Berlinguez-Kôno Noriko, « Naissance de la thèse de l'unicité nippo-coréenne (Nissen Dôsoron) », dans Tschudin, Jean-Jacques et Claude Hamon (dir.), La nation en marche: Etudes sur le Japon impérial de Meiji, Paris : Editions Philippe Picquier, 1999.
Bordwell David, « Visual Style in Japanese Cinema, 1925-1945 », Film History, vol. 7 (1), printemps 1995.
Burch Noël, Pour un observateur lointain, Paris, Gallimard/Cahiers du cinéma, 1983.
Desser David, « From the Opium War to the Pacific War: Japanese Propaganda Films of World War II », Film History, vol. 7 (1), printemps 1995.
High Peter B., « A Drama of Surimposed Maps: Ozu's So Far From The Land of Our Parents », 言語文化論集, vol.29 (2), 2008, http://www.lang.nagoya-u.ac.jp/proj/genbunronshu/29-2/hgh.pdf.
High Peter B., « A Propaganda of "Real Human Emotions": The "Humanist" War Films of 1938- 1940 », International Studies (Research Institute for International Studies, Chubu University) vol. 4, 1987, http://ci.nii.ac.jp/vol_issue/nels/AN10025617/ISS0000078285_en.html.
High Peter B., The Imperial Screen: Japanese Film Culture in the Fifteen Years' War, 1931-1945, Madison, University of Wisconsin Press, 2003.
Morris-Suzuki Tessa, Re-Inventing Japan: Time, Space. Nation, Coll. « An East Gate Book », New York et London : M.E. Sharpe, 1998.
Mougenet Patrick, « Cinéma et propagande », Cinéhig, 24 novembre 2002, http://www.cinehig.clionautes.org/spip.php?article101.
Oguma Eiji, A Genealogy of 'Japanese' Self-Images [1995], translated by David Askew, Melbourne : Trans Pacific Press, 2002.
Sato Tadao, Le cinéma japonais – Tome I, Coll. « cinéma/pluriel », Paris, Editions du Centre Pompidou, 1997.
Taylor Richard, Film propaganda: Soviet Russia and Nazi Germany, New York et London : I.B.Tauris & Co Ltd, 2006.
Tessier Max, Le cinéma japonais, Coll. « Cinéma 128 », Paris, Armand Colin, 2005.
Weiner Michael (dir.), Japan 's Minorities: The Illusion of Homogeneity, London: Routledge, 1997.
Wilson Sandra, « The 'New Paradise': Japanese Emigration to Manchuria in the 1930s and 1940s », The International History Review, vol. 17 (2), mai 1995.

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