jeudi 2 février 2012

Vous reprendrez bien un petit coup de rouge ?

Suite à notre dernier billet, nous avons eu envie d’écrire un nouvel article sur le film de propagande, en prenant cette fois un exemple non contesté. Envie curieuse, certes, nous ne sommes pourtant pas enceinte, mais nous voulions approfondir certains problèmes de définition précédemment soulevés. En même temps, si les femmes enceintes se mettaient à visionner frénétiquement des films de propagande, ce serait inquiétant et leurs enfants auraient sans doute un côté Village des damnés.

Nous aurions pu aller chercher du côté des films nazis, type Le triomphe de la volonté ou Le juif Süss ou, à l’inverse, du côté des antinazis, comme Confession d’un espion nazi.
Peu amateur de vin, nous avons préféré l’anti-rouge, le film anticommuniste des années 50. Quitte à explorer ce domaine, autant y aller franchement, avec le métrage réputé le plus virulent et le plus grotesque : The Woman on Pier 13 de Robert Stevenson, aussi connu sous le titre bien plus alléchant de I Married a Communist.

A l’instar de notre note précédente, nous tenons à préciser en préambule que nous n’avons rien contre les communistes européens actuels. Tout jeu de mots douteux survenant par la suite caricaturera le point de vue des propagandistes de l’époque, dont l’outrance visible apparaît, avec le recul historique et la fin de la guerre froide, sous un jour involontairement comique.

Par ailleurs, le mot libéral dans ce texte sera compris sous son acceptation américaine, soit la désignation d’idées progressistes favorables à une certaine intervention de l'Etat dans l'économie et défendant les libertés, une idéologie correspondant plutôt à un positionnement de gauche en France.

Mais pourquoi sont-ils aussi méchants ? (attention, ce résumé dévoile la fin du film)
Bradley Collins (Robert Ryan) est un homme heureux : il vient de se marier, a un bon travail et a récemment obtenu une promotion. Parti du bas de l’échelle, il est arrivé à un poste de direction dans une compagnie maritime et est un modèle à suivre. C’est un homme apprécié de tous, capable de désamorcer les tensions entre syndicat et patronat, un Superman en bras de chemise, avec un pantalon par-dessus son slip, sans cape et sans super pouvoirs.
Tout va apparemment pour le mieux mais, en observateur futé, nous sentons qu’il y a baleine sous caillou : le héros étant interprété par Robert Ryan, il a forcément quelque chose à se reprocher.

Quoi donc, demande le spectateur à la ramasse, entré dans la salle sans voir les affiches et sans connaître le titre ? Bradley Collins est en fait… un ancien communiste ! Oui, oui, c’est affreux. Retrouvé par son ancienne amante et camarade du parti, Bradley Collins, anciennement connu sous le nom de Frank Johnson, va subir le chantage des vils cocos, mené par le forcément ignoble Vanning (Thomas Gomez).
Bradley tente dans un premier temps de résister mais le parti possède des informations compromettantes et pourrait l’envoyer en prison en sortant le carton rouge. Il va devoir leur obéir, leur verser les deux cinquièmes de son salaire et saboter les négociations entre syndicat et patronat, sans que le spectateur comprenne vraiment pourquoi. C’est bien un truc de communiste ça, saboter des trucs pour le plaisir.

Après de multiples péripéties (beau-frère embrigadé puis tué, ancienne amante « suicidée » contre son gré, femme enlevée), il va finalement se retourner contre le parti. Il meurt en faisant son mea culpa, après avoir réussi à liquider la racaille rouge. Encore un film qui finit mal pour Robert Ryan.

Alerte rouge à la RKO
Avant d’aborder le contenu, une petite mise en contexte s’impose.
En octobre 1947, la Commission de la Chambre sur les activités antiaméricaines (House Un-American Activities Committee ou HUAC) consacra neuf jours d’audience à l’influence du communisme dans l’industrie du cinéma hollywoodien.
Ces audiences terrifièrent les dirigeants des studios. Ils décidèrent sans rougir d’établir la première liste noire, connue sous le nom des Dix d’Hollywood, et se lancèrent dans une surenchère anti-communiste : entre 1948 et 1954, 35 à 40 films attaquant le communisme et l’URSS furent produits. A l’exception de The Iron Curtain, aucun ne connut de succès populaire, cas unique et fort peu capitaliste de poursuite d’une thématique malgré de piètres résultats au box-office [1]. De là à dire que la production de films anti-communistes était encore un coup des communistes…
Rappelons au lecteur peu féru d’Histoire que, jusqu’au Communist Control Act de 1954, le parti communiste était autorisé aux Etats-Unis et en être membre n’était pas légalement répréhensible.

I Married a Communist fut produit par la RKO en 1948/1949, au début de la mode des films anticommunistes [2]. Sa production fut portée par Howard Hugues, qui avait racheté le studio en mai 1948. Comme pour tous les films produits durant l’ère Hughes, la gestion du projet fut calamiteuse. De nombreux scénaristes se succédèrent, suivis de multiples réalisateurs potentiels.
Une histoire circule à ce sujet : Hughes se serait servi du script comme d’un test de patriotisme, les réalisateurs le rejetant étant considérés comme communistes et congédiés [3].
D’après Daniel J. Leab, cette histoire ne tient pas plus la route qu’un alcoolique un soir de réveillon. Il prend pour exemple deux réalisateurs ayant refusés le script :
• John Cromwell le rejeta et le qualifia plus tard de pire script lu dans sa vie [4]. Il n’était de toute façon pas nécessaire de tester John Cromwell pour connaître son positionnement idéologique : en 1947, ses agissements furent décrits par Adolphe Menjou devant la HUAC comme quasiment communistes [5]. Nous ne savons pas exactement la teneur du quasi-communisme, il possédait sans doute un marteau mais pas encore de faucille. Hughes ne lui en tint pas rigueur et John Cromwell réalisa deux films pour la RKO en 1950/1951.
• Rebelle avec raison, Nicholas Ray lâcha le film à la dernière minute, alors qu’il avait été impliqué dans la phase de préparation. Il réalisa par la suite trois films pour la RKO entre 1950 et 1952 et un film pour la compagnie de production personnelle de Hughes.
Compte tenu de ces éléments, il est difficile de considérer la proposition du script de I Married a Communist comme une mise à l’épreuve [6].

Le bébé, clairement bercé trop près du mur, fut finalement récupéré par Robert Stevenson. Cet honnête réalisateur anglais est surtout connu aujourd’hui pour Mary Poppins (1964), autre film produit par un fervent anticommuniste.

Compte tenu du positionnement idéologique du métrage, le casting comporte deux surprises : Thomas Gomez et Robert Ryan.
Thomas Gomez s’était illustré moins d’un an plus tôt dans Force of Evil d’Abraham Polonsky (1948), film dur et sombre, critique amère de la société réalisée par un communiste notoire [7]. Il jouait le frère du héros, interprété par John Garfield, grand acteur de gauche [8].
Il fut en outre un syndicaliste engagé, membre pendant plus de 40 ans du conseil d’administration du syndicat des acteurs [9]. Le lecteur historien et taquin nous fera remarquer qu’entre 1947 et 1960, le président de ce syndicat fut un acteur de série B, anti-communiste acharné, dont la carrière au cinéma ne décollera jamais, un dénommé Ronald Reagan.
Devant cette volonté déclarée de nous contredire, nous avons approfondi nos recherches et, sur un site dédié à l’acteur, avons trouvé ceci :
« Gomez fut toute sa vie un démocrate, avec un dévouement particulier à Roosevelt. Il n’eut jamais honte d’exprimer ses positions pro-travailleurs […]. Il assista par hasard à deux meetings communistes à New York dans les années 30, avec ses amis Edward G. Robinson, Gale Sondergaard, and Burgess Meredith. A la fin des années 40 et au début des années 50, cela fut utilisé contre eux par la HUAC […] » [10].
Ces précisions, espérons-nous, satisferont Môssieur le lecteur.

De façon étonnante compte tenu de ses rôles à l’écran, Robert Ryan était un pacifiste libéral, antiraciste, luttant pour la défense des droits civils, pour la restriction des armes nucléaires et fortement opposé au Maccartisme [11]. Il fut membre de l’éphémère comité pour le premier amendement, regroupement de personnalité supportant les Dix d’Hollywood [12].
Pourquoi retrouvons-nous ici ces deux acteurs ? Deux possibilités sont envisageables :
I Married a Communist aurait servi à les blanchir vis-à-vis du HUAC : ils pouvaient difficilement être accusés de communisme avec une telle œuvre dans leur filmographie.
• Ils n’avaient pas soupçonné la grossièreté et la virulence du résultat final [13]. Un titre comme J’ai épousé un communiste leur évoquait sans doute une aimable comédie sentimentale, sur un couple en proie à des divergences idéologiques :
« – Que fait cette femme à moitié dénudée dans notre chambre ?
– C’est une camarade du parti venue discuter des problèmes sociaux induits par l’augmentation du coût de la lingerie et sa baisse de qualité. Elle me montrait les techniques utilisées par les capitalistes pour dégrader la qualité des coutures.
– Ah ! Si c’est comme ça, je vais aller chez les Républicains.
– Quoi ? Tu m’avais pourtant dit qu’il n’y avait rien entre toi et Brian Républicains ! ».
Parmi les nombreux scénaristes engagés, il y eut Herman J. Mankiewicz, coscénariste de Citizen Kane, connu pour son sens de la satire et son humour. Des réalisateurs de gauche comme Joseph Losey et John Cromwell (mis par la suite sur liste noire) furent envisagés, et la préparation du film fut un temps suivie par un jeune réalisateur prometteur, Nicholas Ray.
I Married a Communist connut un échec retentissant lors de sa première sortie restreinte. A Los Angeles et San Francisco, il fit un nombre d’entrées médiocre, 40 à 50% inférieur à la moyenne, avec des salles aussi remplies que des rayons de magasins soviétiques.
La sortie nationale fut suspendue avec recherche d’un nouveau nom. Quelques mois plus tôt, Hughes estimait pourtant que le titre constituait un des meilleurs éléments du film [14].
Un an plus tard, le métrage ressortit sous le titre The Woman on Pier 13, malgré l’inexistence flagrante dans le scénario d’une quelconque digue ou jetée numéro 13.

La campagne promotionnelle gomma tous les aspects anti-communistes et se concentra sur l’action et le mélodrame, comme le montre la comparaison des bandes-annonces avant et après renommage [15] :
• Dans la bande annonce de I Married a Communist, le message politique domine. « Ne dîtes pas que ça ne peut pas vous arriver. Ca peut vous arriver. Ca m’est arrivé. J’ai épousé un homme que j’aimais et que je respectais. Il était formidable… J’étais heureuse et fière… Puis j’ai découvert que… » [16] et le titre apparaît I MARRIED A COMMUNIST. Plus loin : « Vous pensez que tous les agents communistes sont des hommes ? Vous avez tort. Vous pensez que vous pourriez reconnaître un agent du parti infiltré dans votre maison ou n’importe où ? Mon frère n’a pas pu. Je n’ai pas pu. Jusqu’à ce qu’il soit trop tard » [17].
• A l’inverse, le message politique est complètement gommé dans la bande annonce de The Woman on Pier 13. Le mot communisme n’est jamais mentionné, les extraits se concentrant sur l’action violente. La bande annonce commence sur cette phrase choc : « LA LOI DU MILIEU : « les morts ne parlent pas » » [18]. Plusieurs éléments sont ensuite précisés : « William Talman est un tueur professionnel, capable de faire passer un meurtre brutal pour un accident » [19] et « Il n’y a pas d’issue pour John Agar, dans le rôle du frère crédule qui ne sait pas que l'amour peut être chargé de haine, de peur et de mort » [20].
Cela ne fut pas suffisant : The Woman on Pier 13 finira sa carrière dans le rouge, avec un déficit de 650 000 dollars au box-office (pour un budget total d’environ 900 000 dollars) [21].

Les communistes mangent du pain rouge
Dans notre dernier billet, nous avions utilisé deux définitions du film de propagande. Nous nous étions servi de ces définitions sur un plan théorique, comme d’un ensemble de propositions servant à expliquer et interpréter l’œuvre [22].
Partant de l’hypothèse que nous étions en face d’un film de propagande, nous avions examiné dans quelle mesure Terre et soldats correspondait à nos attentes. Une des deux définitions fonctionnait et nous en avions tiré certaines conclusions sur le métrage.

Cette méthodologie classique pose un problème majeur, bien connu des chercheurs : le risque de forcer le trait pour que l’exemple colle au plus près à la théorie, en surinterprétant des éléments insignifiants.
Toute position théorique possède une position ontologique ou, dit autrement, une vision du monde. Pour reprendre l’exemple simplificateur d’un de nos enseignants, utiliser une théorie consiste à mettre des lunettes teintées, un peu comme John Nada dans They Live de John Carpenter (1988). Mâcher du chewing-gum et botter des culs n’est toutefois pas obligatoire.

Avec les lunettes de la marque « propagande anti-communiste », tout apparaît en rouge. Nous trouvons des symboles et des métaphores sur des détails anecdotiques pour le commun des spectateurs, parfois même pour le réalisateur et le scénariste.
L’exemple le plus emblématique est Invasion of the Body Snatchers de Don Siegel (1956). Comme le résume le producteur exécutif du film, Walter Mirisch : « Les gens commencèrent à trouver des messages dans des films dont ce n’était pas l’intention. L’invasion des profanateurs de sépulture en est un exemple. Je me souviens avoir lu un article dans un magasine qui disait que le film était une allégorie de l’infiltration communiste aux Etats-Unis. A ma connaissance, ni Walter Wanger [le producteur], ni Don Siegel, qui a réalisé le film, ni Dan Mainwaring, qui a écrit le script, ni l’auteur originel Jack Finney, ni moi ne voyions dans le film autre chose d’un pure et simple thriller » [23].

L’aspect propagandiste d’un film comme I Married a Communist ne fait guère de doute.

1) L’ennemi est clairement nommé, même si les communistes de I Married a Communist ne valent pas tripette ou autres abats comparés à de méchants nazis : pas de signe de reconnaissance, pas de symbole graphique, pas d’insigne. Même la carte du parti [24] sert plus de preuve accablante que de symbole de reconnaissance.

2) Les communistes sont grossièrement caricaturés. Ils sont responsables de tous les malheurs du monde : de la grève, de la déchéance du héros, de la mort du beau-frère… A cause d’eux, les gentils voient rouge.
Il n’y a d’ailleurs que deux types de communistes : les dupes idéalistes, chair à canon utilisée par les cadres du parti sans connaître les réels objectifs poursuivis ; et les vrais cocos, manipulateurs avides de pouvoir [25]. Dans tous les cas, ils ne peuvent avoir de vie privée et n’ont pas le droit d’éprouver des sentiments [26] : ils ne sont pas humains.

3) Les communistes sont très influents, notamment vis-à-vis des « libéraux bien-pensants, des défavorisés et des chômeurs » [27]. Dit autrement, il ne faut jamais faire confiance aux pauvres et aux gauchistes.
Bien que peu nombreux, les communistes possèdent un grand réseau et sont partout [28]. Comme le précisait la bande-annonce, même si vous pensez ne pas connaître de communistes, vous n’êtes pas à l’abri. Tenez, prenons un de nos amis, que nous saluons au passage, qui vote très à gauche, est membre de la CGT, va à la fête de l’Humanité et professe des idées franchement de gauche. Si ça se trouve, c’est un communiste, sans que nous ne puissions aucunement nous en douter. Sont malins quand même ces cocos.

4) Les bons américains n’aiment pas les communistes. C’est le cas du gentil syndicaliste, de Bradley Collins, coco repenti, et même du beau-frère. Les communistes rejettent les valeurs des Etats-Unis, comme l’amour et l’individualisme, et être communiste est tellement non-américain qu’il n’est pas concevable qu’un proche puisse être membre du parti.

5) Hughes n’a jamais dissimulé l’objectif propagandiste du métrage, qui surfe sur la vague naissante des films anti-cocos.
Plus que de l’anti-communiste, c’est toute une idéologie conservatrice qui apparaît ici, avec un rejet des avancées sociales des années 30 et une critique du syndicalisme. Les syndicats en soi ne sont pas mauvais mais ils se laissent déborder par leurs quelques membres rouges, responsables de grèves nuisibles alors que les gentils patrons étaient parfaitement disposés à négocier [29]. Il n’est pas possible de faire confiance aux syndicats, forcément noyautés par les communistes.
Les libéraux ne sont que des naïfs manipulés et Bradley Collins précise qu’il est entré au PC dans les années 30, pendant l’ère Roosevelt. Ce discours rappelle celui de la HUAC, qui cherchait, à travers ses attaques sur les films pro-soviétiques hollywoodiens réalisés pendant la seconde guerre mondiale, à décrédibiliser l’époque de Roosevelt et du New Deal [30].

L’idéologie proposée dans le film, le contexte politique et le contexte de production tendent donc vers une interprétation du film exclusivement sous l’angle du cinéma de propagande.

Sans nier cette interprétation, un autre point de vue est possible. Il met en avant des éléments occultés par une vision propagandiste et nuance l’optique monolithique des lunettes rouges.

Le rouge et le noir
Les films anticommunistes n’ont rien inventé. Les thèmes, les personnages, les histoires ont leurs sources dans les films produits les années précédentes aux Etats-Unis [31]. Ils se greffent à des genres existants ou en mutation, y puisant leur source d’inspiration : film noir, policiers ou de gangsters, film de science-fiction ou fantastique, film historique, documentaire.
The Woman on Pier 13 comporte nombre d’éléments du film noir, voire du film de gangsters [32] :
• Fausse identité du personnage principal
• Secrets amoureux, politique et policier enfouis dans le passé
• Femme doublement fatale, pour le héros et pour le beau-frère
• Acteurs emblématiques : Thomas Gomez joue dans Phantom Lady de Robert Siodmak (1944), Force of Evil, déjà mentionné, et Key Largo de John Huston (1948) ; Robert Ryan, avant la sortie de The Woman on Pier 13, était déjà apparu dans Crossfire d’Edward Dmytryk (1947), Berlin Express de Jacques Tourneur (1948), Act of Violence de Fred Zinnemann (1948), Caught de Max Ophüls (1948) et The Set-Up de Robert Wise (1949).
• Le scénario rappelle Out of the Past, de Jacques Tourneur (1947), à l’aspect politique près. Cinq membres de l’équipe technique participèrent aux deux films : Nicolas Musuracca a la photographie, Darrell Silvera aux décors, Albert S. D'Agostino à la direction artistique, C. Bakaleinikoff à la musique et Clem Portman au son.
• Les forts contrastes clair/obscur et les jeux de lumière, couplés à de nombreuses scènes à faible luminosité.
• Le fonctionnement des communistes est assimilable à celui des gangsters des films des années 30 et 40, et ils fréquentent le même genre de lieux obscurs et souterrains. Le communisme n’est qu’une variété de gangstérisme et The Woman on Pier 13 se concentre sur les actions criminelles, délaissant complètement la doctrine [33]. Les principes économiques et politiques du communisme ne sont jamais expliqués et seules quelques phrases toutes faites peuvent être glanées par le spectateur attentif : « Man is the State – State is man. » [34].
• Les personnages sont des archétypes : le tueur assoiffé de sang, rappelant le Tommy Udo (Richard Widmark) du Kiss of Death d’Henry Hathaway (1947) ; la femme fatale nymphomane, qui vit dans une luxueuse demeure ; le leader fanatique et violent [35].
La plupart des éléments identifiés précédemment par la définition du film de propagande sont en fait des caractéristiques du genre. Dans cette optique, The Woman on Pier 13 est un bête scénario de film noir, où les gangsters ont été remplacés par des communistes.

Certains éléments en apparence plus idéologiques peuvent également être vus par le filtre du genre : l’opposition individu/parti est équivalente à l’opposition individu/Milieu ; l’opposition travailleur pragmatique/intellectuel théoricien reflète l’opposition homme de main pratique/chef machiavélique.

Avec des lunettes noires, The Woman on Pier 13 devient un pur film noir et il dépareille peu de pléthores de séries B. En remplaçant toutes les occurrences du terme communiste par gangster ou mafia, The Woman on Pier 13 serait tombé dans les goulags de l’Histoire du cinéma.

Tirer à boulets rouges sur les interprétations toutes faites
Selon la position théorique adoptée, les mêmes éléments prennent des interprétations très différentes. Pour le film étudié ici, la dualité des approches se justifie par la double sortie et le renommage, illustrés précédemment par notre analyse des bandes-annonces : I Married a Communist fut vendu comme film de propagande, alors que de The Woman on Pier 13 se fit passer pour un film noir ou un film de gangsters.

Bien qu’initié en réponse à un climat idéologique, le métrage ne bénéficia pas d’un traitement remarquable. Il connut les habituelles difficultés de production des films produits par Hughes et utilisa un scénario générique de série B, avec remplacement du nom des méchants (communiste et non gangster). Devant l’échec du film, Hughes accepta de faire machine arrière en changeant le titre et l’optique du matériel marketing pour la ressortie.
En prenant en compte tous ces éléments, la puissance idéologique et propagandiste du film se trouve affaiblie. Il n’a pas eu droit à une considération particulière et ne fut qu’un produit comme un autre tentant de capitaliser sur un effet de mode.

En conclusion, l’application d’une théorie à des œuvres ou à des évènements doit servir à les éclairer d’un jour nouveau, à mettre en avant des éléments inédits ou occultés, par la création de relations originales ou par l’utilisation d’un nouvel angle d’approche. Dans notre exemple, nous nous sommes servi de l’optique du genre film noir pour nuancer la puissance propagandiste d’un film souvent pris en exemple par les historiens de la Guerre Froide.

Il convient d’utiliser avec précaution les lunettes teintées des théories et définitions à propension théorique. Il est très facile de tomber dans l’excès et d’ériger en symbole des œuvres plutôt quelconques.
Un film de propagande s’inscrit dans un contexte historique et sociologique donné, et résulte d’une volonté, étatique ou individuelle, d’imposer une certaine vision du monde au public. En cas d’interprétation multiple et en l’absence de documents probatoires, comme dans le cas de Invasion of the Body Snatchers, il vaut mieux s’abstenir de tout jugement définitif et péremptoire.
De la même façon, de nos jours, toute œuvre un peu sombre des années 40/50 se retrouve automatiquement dans le genre film noir et nous pestons régulièrement contre cette vision, tellement générale qu’elle perd toute pertinence et utilité.

C’est seulement en ayant conscience, lors de l’utilisation d’une théorie, de porter des lunettes restrictives et partiales que nous pourrons garder un certain recul, remettre en cause certaines interprétations établies et apporter des idées nouvelles au champ de la recherche cinématographique, déjà bien défriché par plusieurs décennies d’études.


[1] Peter Roffman et Jim Purdy, « The Red Scare in Hollywood: HUAC and the End of an Era », p.199.
[2]La production du premier film anti-communiste, The Iron Curtain de William A. Wellman (1948), commença début 1948, dans Daniel J. Leab, « How Red Was My Valley: Hollywood, the Cold War Film, and I Married a Communist », p.65.
[3]Cf., par exemple, les trivia imdb, le blog de Bertrand Tavernier ou une interview de Joseph Losey.
[4]Notons qu’il existe une autre version des faits, relatée par Bertrand Tavernier : « John Cromwell prétendit être tellement enthousiaste que ses demandes firent exploser le budget et on lui retira la préparation, sans que cela le mette sur une liste noire »
[5]He « act an awful lot like Communists », dans Martin F. Norden, The cinema of isolation: A history of physical disability in the movies, p.185.
[6]Daniel J. Leab, op.cit., p.78-79.
[7]Abraham Polonsky sera d’ailleurs mis sur liste noire de 1951 à 1968.
[8]Sans être officiellement mis sur liste noire, John Garfield sera écarté des studios en raison de ses idées politiques.
[9]http://www.imdb.com/name/nm0327089/bio
[10]« Gomez was a lifelong Democrat, with a devotion to FDR. He was never ashamed to express his pro-worker views […]. Just by chance, he attended two Communist Party meetings in New York during the 1930s with his actor-friends Edward G. Robinson, Gale Sondergaard, and Burgess Meredith. In the later '40s and early '50s this would used against all of them by the House Un-American Activities […]. », dans Greg Hewett, « Biography », Thomas Gomez, http://thomasgomezactor.com/biography/
[11]http://www.imdb.com/name/nm0752813/bio
[12]http://en.wikipedia.org/wiki/Robert_Ryan
[13]Franklin Jarlett, Robert Ryan: A Biography and Critical Filmography, p.42.
[14]Daniel J. Leab, op.cit., p.80-81.
[15]Nous n’avons pu trouver qu’une courte bande-annonce pour The Woman on Pier 13 et rien pour I Married a Communist. La quasi-totalité des informations proviennent de l’ouvrage de Daniel J. Leab, op.cit., p.80-81.
[16]« Don’t say it can’t happen to you. It can. It happened to me. I married a man whom I loved and respected. He was wonderful in every way… I was happy and proud. And then I found out… », dans Daniel J. Leab, op.cit., p.80.
[17]« Do you think all communist agents are men? You’re wrong. Do you think you could tell a party agent in your home, anywhere? My brother couldn’t tell. I couldn’t. Until it was too late. », dans Daniel J. Leab, op.cit., p.80.
[18]« THE CODE OF THE MOB: _“dead men can’t talk” », bande annonce de The Woman on Pier 13
[19]« William Talman is a professional killer who can make the toughest murder look like an accident. », dans Daniel J. Leab, op.cit., p.81.
[20]« There’s no escape for John Agar as the unsuspecting brother who doesn’t know love can be loaded with hate, fear, and death. », dans Daniel J. Leab, op.cit., p.81.
[21]Daniel J. Leab, op.cit., p.82 et Jewell Richard B., The RKO Story, p.247.
[22]Laveault Dany, « Qu'est-ce qu'une théorie ? », http://www.courseweb.uottawa.ca/EDU6690/Pdf/wbloc2c.PDF
[23]« People began to read meanings into pictures that were never intended. The Invasion of the Body Snatchers is an example of that. I remember reading a magazine article arguing that the picture was intended as an allegory about the communist infiltration of America. From personal knowledge, neither Walter Wanger nor Don Siegel, who directed it, nor Dan Mainwaring, who wrote the script nor the original author Jack Finney, nor myself saw it as anything other than a thriller, pure and simple », dans Walter Mirisch, I thought we were making movies, not history, p.39-40.
[24]Qui était d’ailleurs une vraie carte du parti communiste américain, Daniel J. Leab, op.cit., p.73.
[25]Fraser A. Sherman, Screen enemies of the American way: political paranoia about Nazis, Communists, Saboteurs, Terrorists and Body Snatching Aliens in Film and Television, p.50.
[26] Peter Roffman et Jim Purdy, op.cit., p.200.
[27]« Well-meaning liberals, the underprivileged, the unemployed. », dans The Woman on Pier 13.
[28]Fraser A. Sherman, op.cit., p.54.
[29]Ibid., p.52.
[30] Peter Roffman et Jim Purdy, op.cit., p.198.
[31]Daniel J. Leab, op.cit., p.59.
[32]Jean-Robert Rougé et Michel Antoine, L'anticommunisme aux États-Unis de 1946 à 1954, p.223.
[33]Fraser A. Sherman, op.cit., p.55
[34] Peter Roffman et Jim Purdy, op.cit., p.200.
[35]Ibid., p.199-200.


Bibliographie
Jarlett Franklin, Robert Ryan: A Biography and Critical Filmography, Jefferson, McFarland & Co., 1997 [1990].
Jewell Richard B., The RKO Story, London, Octopus books, 1982.
Laveault Dany, « Qu'est-ce qu'une théorie ? », Présentations en direct – Bloc II : Le choix et l’énoncé d’un problème de recherche, Université d’Ottawa, automne 1997, http://www.courseweb.uottawa.ca/EDU6690/Pdf/wbloc2c.PDF
Leab Daniel J., « How Red Was My Valley: Hollywood, the Cold War Film, and I Married a Communist », Journal of Contemporary History, vol.19 (1), janvier 1984.
Mirisch Walter, I thought we were making movies, not history, Madison, University of Wisconsin Press, 2008.
Norden Martin F., The cinema of isolation: A history of physical disability in the movies, New Brunswick, Rutgers University Press, 1994, p.185.
Roffman Peter et Jim Purdy, « The Red Scare in Hollywood: HUAC and the End of an Era », dans Steven Mintz et Randy Roberts (ed.), Hollywood’s America: United States History Through Its Films, St. James, Brandywine Press, 2001.
Rougé Jean-Robert et Michel Antoine, L'anticommunisme aux États-Unis de 1946 à 1954, Presses de l'Université de Paris-Sorbonne, 1995.
Sherman Fraser A., Screen enemies of the American way: political paranoia about Nazis, Communists, Saboteurs, Terrorists and Body Snatching Aliens in Film and Television, Jefferson, McFarland & Co., 2011.
Tavernier Bertrand, « Films noirs », DVDBlog par Bertrand Tavernier, 27 juillet 2011, http://www.tavernier.blog.sacd.fr/films-noirs/

2 commentaires:

  1. Intéressante et pertinente approche d’un «sous- genre» qui n’a pas été suffisamment étudié, en raison peut-être de la médiocrité de sa production et de son goût prononcé pour la délation la plus basse. Il n’y a sans doute pas grand-chose à sauver du cinéma maccarthyste non plus que des films anti-communistes qui sont venus ensuite -- disons jusqu’aux Bérets verts de John Wayne (1968), après (et en dépit de Rambo et de ses avatars) les choses évoluent différemment. Ce n’est pas une raison pour ne pas analyser le phénomène. Merci donc d’ouvrir la voie.
    Médiocrité des films, assurément, alors même que les metteurs en scène qui les réalisent sont souvent loin d’être des tâcherons de troisième ordre : McCarey avec My Son John (1951) ou, plus tard, Satan Never Sleeps/Une Histoire de Chine (1961) ou Wellman avec The Iron Curtain/Le Rideau de fer (1948) ou Blood Alley/L’Allée sanglante (1954, juste après Track of the cat !) sont bien des cinéastes importants dont la filmographie comptent de très grandes réussites. Le cas de Samuel Fuller avec Pick Up on South Street/Le Port de la drogue (1952) est un peu à part : transformé en banal film policier en version française il bénéficie de cette énergie visuelle que le cinéaste sait souvent donner à sa mise en scène. Le film de Robert Stevenson (que je n’ai pas vu) passe pour soigné -- ce qu’on peut imaginer après avoir vu Jane Eyre qui vient d’être réédité et où, en dépit d’une trop grande retenue dans la mise en scène (Stevenson était anglais : ceci expliquerait-il cela ?), il apporte beaucoup de soin dans les cadrages et les éclairages dans une perspectives quasiment expressionniste.
    Concernant Robert Ryan, authentique libéral, il est vrai qu’il a souvent accepté des rôles à l’opposé de ses convictions -- mais dans des films qui, eux, défendaient lesdites convictions (Crossfire ou Le Coup de l’escalier par exemple). Dans le cas de ce film-ci, c’est plus étonnant et je ne sais comment interpréter la chose.
    Je suis bien d’accord (à propos des Body Snatchers) pour ne pas forcer la signification des films. Reste cependant, dans un sens ou dans l’autre, que, par exemple, le «message» délivré par La Chose d’un autre monde est clairement anti-communiste (dans le contexte de l’époque où le communisme était l’ennemi principal) alors que Le Jour où la terre s’arrêta se veut clairement humaniste -- même si l’extra-terrestre menace les terriens d’une destruction totale qui ne serait après tout que la conséquence de leur folie. De même les fins de En quatrième vitesse/Kiss me deadly (Robert Aldrich, 1955) et du Coup de l’escalier (Robert Wise, 1959) dénoncent-elles sans ambigüité les risques de l’escalade atomique.

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  2. Il est vrai que, comparé aux films antinazis (qui comportent de vraies réussites comme Manhunt et Les bourreaux meurent en paix de Fritz Lang ou Lifeboat d’Alfred Hitchcock), les films anticommunistes ne comportent guère d’œuvres de qualité. Il serait intéressant de creuser le sujet pour comprendre de tels ratages de la part de réalisateurs parfois chevronnés, comme ceux que vous citez.

    Merci en tout cas de vos pertinentes précisions. Et concernant les films situés de l’autre côté du spectre politique, nous incitons le lecteur de passage à aller lire votre critique du Coup de l’escalier de Robert Wise.

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