lundi 13 février 2023

Le cinéma pas si japonais de Yasujirô Ozu

Il y a bientôt deux ans, nous avions écrit un long article sur Ozu pour le site DVDClassik. Cela nous avait pris un temps certain et nous en étions assez satisfait. Afin de lui donner une plus large diffusion, nous en avions fait une version courte en une page que nous avions essayé de diffuser dans un journal de cinéma à large audience. N'ayant aucun contact ni réseau, nous avions essuyé des refus polis et nous étions passé à autre chose. Afin que ce travail ne soit pas complètement vain, nous avons décidé de le mettre sur ce blog.

Plus de 40 ans après sa découverte en Occident, Yasujirô Ozu est encore souvent considéré comme « le plus japonais de tous les réalisateurs » (Donald Richie). Formellement, son style est résumé à une caméra fixe en légère contre-plongée, le point de vue d’une personne assise de façon traditionnelle sur un tatami. La plupart des critiques soulignent l’absence de zooms et autres effets, la rigidité du jeu des acteurs et s’interrogent sur les fameux plans fixes séparant les séquences. Mais si ces critères étaient un signe fort de japonité, pourquoi Ozu a-t-il été quasiment le seul à les utiliser ? Expliquer ses spécificités par la culture japonaise ne mène-t-il pas à une impasse ?
Il nous semble que son travail sur la forme et sur le fond découle plutôt d’une obsession du contrôle, une volonté de maîtriser absolument tous les éléments du film afin de faire ressentir au spectateur les subtiles émotions du quotidien.

Pris sous cet angle, les particularités du cinéma d’Ozu prennent sens. Chaque plan est pensé dans ses moindres détails, sa durée étant même fixée avant le tournage. C’est une unité en soi, parfaitement harmonieuse, comportant peu de mouvements de caméra et aucun recadrage : ce n’est pas l’acteur qui mène le plan mais le plan qui détermine la position et le mouvement de l’acteur. Tout plan est tourné et retourné jusqu’à la perfection, jusqu’à que les interprètes aient perdu toute leur spontanéité et se soient parfaitement conformés aux instructions. L’objectif d’Ozu est de maîtriser le moindre mouvement afin que les gestes véhiculent l’émotion. Dans Il était un père, au début de la première scène de pêche, le père et le fils ont des gestes coordonnés, leur entente est parfaite. Mais lorsque le fils apprend que son père compte l’envoyer en pensionnat, l’unité se brise : le père continue de lancer sa ligne mais le fils s’est arrêté.

Ozu se préoccupe peu des faux-raccords. Les coupes suivent une logique de similarité ou d’opposition visuelle et non de continuité dans le sens hollywoodien. Les séquences sont entrecoupées de plans de transition fixes. Ils servent généralement à passer en douceur d’une scène à une autre sans effet de montage ou, par leur récurrence, à préparer le spectateur à la scène suivante. Dans Voyage à Tokyo, les chemises blanches accrochées au fil à linge annoncent ainsi les séquences chez le fils ainé.
Afin de faciliter le contrôle, la surface filmée est limitée au maximum : utilisation du 50 mm à la zone de netteté réduite ; caméra basse pour minimiser l’espace vide autour du sujet principal et le rendre plus central ; création d’un cadre dans le cadre en encerclant la zone filmée par des cloisons, des murs, du mobilier. Avec le niveau de complexité supplémentaire ajouté par la couleur à la fin des années 50, les mouvements de caméra disparaissent définitivement.

Le modèle formel ozuien est renforcé par les choix scénaristiques du cinéaste. D’un film à l’autre, il réutilise des acteurs, des personnages, des situations, donnant à son œuvre une indéniable continuité. Il explore dans chaque nouveau film une version ou un pan inexploré d’une histoire précédente en se concentrant sur quelques thèmes récurrents, notamment les relations entre les parents et les enfants, la vie de famille et le mariage des femmes. Il constitue une sorte de multivers, un Ozuvers. Cet Ozuvers aide à accepter les différents points de vue, à explorer les possibilités offertes par la vie. Il n’y a pas de personnages principaux ou secondaires, un personnage central dans un film pouvant devenir accessoire dans le suivant.

Chez Ozu, la routine formelle et la routine quotidienne des situations et protagonistes filmés se renforcent mutuellement. Elles permettent au réalisateur de montrer une répétition légèrement déphasée, des situations proches sans être tout à fait identiques. D’une façon finalement unique dans le cinéma japonais, il fait ressentir les émotions profondes sans effet dramatique ou technique et transcende les barrières culturelles.


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