samedi 27 mai 2023

Carnet de bord 06/05/2023-26/05/2023



Les deux semaines de vacances écoulées furent riches en lecture, comme le reflète ce carnet de bord.

Films vus en compagnie
Eaten by Lions de Jason Wingard (2018)
Omar et Pete ont été élevés par leur grand-mère à la suite du décès de leurs parents mangés par des lions. A sa mort, elle laisse à Omar une lettre contenant le nom et une photo de son père qu’il n’a jamais connu. Les deux demi-frères sont recueillis par leur tante et leur oncle racistes, qui accueillent Pete à bras ouverts et marginalisent Omar. Lassé d'être rabaissé en permanence, celui-ci part à la recherche de son géniteur, accompagné par Pete qui ne veut pas le quitter. Lorsqu’il finit par retrouver sa famille, la rencontre n’est pas conforme à ses attentes.

Eaten by Lions est une extension du court métrage Going to Mecca de 19 minutes réalisé par Jason Wingard en 2014. C’est un feel-good movie assez facile centré sur la relation entre deux frères, un métis Indien et un handicapé, l’humour ne reposant heureusement pas sur leur différence malgré de nombreux clichés autour de la famille d’Omar. Les situations sont prévisibles, la morale est sauve, quelques excentriques rigolos apparaissent en toile de fond. Rien de transcendant, une petite comédie anglaise gentille à visionner après une journée de boulot relou.


Shaun the Sheep: The Flight Before Christmas de Steve Cox (2021, Shaun le mouton : L'échappée de Noël)
Déçu par la taille réduite des chaussettes à mettre sous la cheminée pour les cadeaux de Noël, Shaun et Timmy font un raid dans la maison du fermier pour lui subtiliser son énorme chaussette. L’opération ne se déroule pas sans accroc et Timmy se cache dans un paquet. Il est emporté par le fermier, qui se rend avec le sapin et les cadeaux au marché de Noël. Shaun et les autres moutons se lancent à leur poursuite pour récupérer Timmy avant qu’il ne soit découvert.

Ce court métrage de 30 minutes produit pour Netflix est, comme d’habitude avec les studios Aardman, techniquement impeccable, avec des scènes d’action dynamiques et bien menées. Le scénario est basique, il n’y a aucun dialogue et les titres avec Shaun sont loin d’égaler les Wallace et Gromit. Cela reste plaisant, et il faudrait peut-être que je regarde A Shaun the Sheep Movie: Farmageddon (2019) même si format long est dangereux, le rythme étant plus difficile à conserver sur la durée.


ARQ de Tony Elliott (2016)
Renton se réveille dans son lit à côté de son amie Hannah. Soudain, trois hommes défoncent sa porte et surgissent dans sa chambre. Ils assomment Renton, qui reprend rapidement conscience, s’efforce de s’échapper et meurt. Il se réveille de nouveau dans son lit et la séquence se reproduit. Il comprend qu’il est coincé dans une boucle temporelle générée par une machine qu’il a inventé, l’ARQ, qui enchaîne indéfiniment un cycle de 3h14.

M. Martin probablement m’avait déjà parlé d’ARQ et n’avait point été enthousiaste. N’écoutant que mon courage et mon esprit de contradiction, je voulais me forger mon propre avis. C’est fait, il avait raison. Le récit est confus, s’évertuant à masquer sa vacuité par un univers futuriste dystopique apparemment complexe. Le budget est visiblement faible, le couple héroïque n’est pas attachant et les antagonistes sont ratés. En dépit de sa courte durée de 1h30, on finit par s’ennuyer. Cet unique essai de Tony Elliott se situe dans le bas du panier des films de boucle et est aisément dispensable.


Honeymoon de Leigh Janiak (2014)
Tout juste mariés, Bea et Paul vont passer leur lune de miel dans la maison de campagne des parents de Bea dans un coin perdu de Caroline du Nord. Leur entente est totale et la première journée est idyllique. Le lendemain, ils croisent Will, un ancien ami de Bea qui ne la laisse pas insensible. Durant la nuit, Bea disparait et Paul la retrouve en forêt, nue, piquée aux jambes et dans un état second. Dès cet instant, Bea semble différente, elle devient distante et perd doucement la mémoire.

Honeymoon est une relecture moderne et campagnarde d’un roman de science-fiction classique des années 50 déjà adapté à plusieurs reprises et que je ne nommerai pas pour ne pas spoiler outre mesure. Leigh Janiak, qui s’est faite un nom récemment avec son imparfaite mais attachante trilogie Fear Street (2021), débute à la réalisation et occupe également le poste de co-scénariste. Malheureusement, Honeymoon est un essai raté, qui échoue à convaincre tant sur la forme que sur le fond.
Sur la forme, le couple principal ne fonctionne pas, il n’y a aucune alchimie entre Bea et Paul, leur relation est artificielle alors qu’ils sont censés être ensemble depuis longtemps. Les clichés s’enchaînent et la tension ne s’installe pas. Sur le fond, on a du mal à comprendre le propos de Leigh Janiak. Les thèmes abordés évoquent les violences conjugales ou les relations abusives, et il n’aurait pas fallu grand-chose pour transformer Paul en bad guy gaslightant sa nouvelle épouse. Ce pas n’est jamais franchi, les vues de Paul sont confortées, sa violence et ses doutes sont justifiés et le spectateur ressort de la séance fort désappointé.


Films vus seuls
Split de M. Night Shyamalan (2016)
Trois adolescentes (clairement interprétées par des adultes) sont enlevées en plein jour et enfermées dans une pièce sordide. Quand leur kidnappeur se présente, il tente sans succès de forcer l’une d’elles à se déshabiller. Il revient ensuite déguisé en femme, puis en enfant de 9 ans. L’homme est en fait atteint d’un trouble dissociatif de l'identité et possède 23 personnalités, qui prennent à tour de rôle le contrôle de son esprit. Malheureusement pour les jeunes femmes, les plus toxiques ont pris l’ascendant et appellent à l’aide une mystérieuse 24e personnalité, la Bête.

Excepté peut-être Sixième sens (1999), je n’ai apprécié aucun M. Night Shyamalan. Je m’acharne pourtant, influencé par les critiques constamment positives de Mad Movies et des Cahiers du cinéma, inlassables défenseurs du metteur en scène. Le dernier en date que j'avais vu était The Visit (2015), que j’avais trouvé nul. Au retour du Japon, ayant terminé tous mes livres et devant la programmation navrante proposée dans l’avion, je me suis résolu à me tourner vers Split. Je me souvenais vaguement de la controverse qu’il avait suscité à sa sortie, accusé de stigmatiser les individus vivant avec des troubles mentaux. Et il est vrai que M. Night Shyamalan n’est guère subtil, avec son méchant malade dont la dangerosité latente passe sous le radar de la psychiatre qui le suit.
Nonobstant ce problème de représentation, c’est sans doute le Shyamalan le mieux mené depuis Le village (2004). C’est assez rythmé et tendu, bien filmé et globalement bien joué. Cela étant dit, mieux n’implique pas bon. Ça demeure brouillon, le long métrage perd en puissance au fur et à mesure de son avancée et part en vrille dès qu’arrive la Bête. N’apprenant pas de mes erreurs, je regarderai Glass (2019) par complétisme, en ne nourrissant aucune attente.


アシュラ [Ashura] de Kei'ichi Sato (2012)
Dans le Japon du XVe siècle soumis aux famines, une femme accouche seule d’un garçon. Tiraillée par la faim, elle est contrainte de recourir au cannibalisme et est à deux doigts de manger son propre enfant. Huit ans plus tard, celui-ci a grandi et survit en étant lui-même devenu cannibale. Il agresse les gens qu’il croise jusqu’à sa rencontre avec un moine bouddhiste, qui lui montre de la compassion et lui offre de la nourriture. Il prénomme le garçon Ashura et entreprend de le mettre sur le chemin de l’humanité.

Comme expliqué dans ma critique d’Anjin-San, Ashura avait fait polémique au moment de sa parution en 1970 à cause d’une scène de cannibalisme, qui avait provoqué l’interdiction du manga dans plusieurs préfectures. Quarante années se sont écoulées, la tolérance à la violence visuelle du public s’est fortement accrue et Ashura ne devrait pas troubler un amateur de cinéma d’horreur contemporain. A cette violence s’adjoint une dimension religieuse typique chez George Akiyama, les ashuras étant pour les bouddhistes des demi-dieux contrôlés par leurs émotions, avec une prédisposition à la violence, tout en étant capables de rédemption.
Techniquement, Ashura est un mélange d’images de synthèse pour les êtres vivants et les objets, et de dessins traditionnels pour les décors. Un logiciel a par ailleurs été employé pour ajouter des hachures et pour déformer les personnages. Sans adhérer au résultat, cela donne indubitablement une ambiance visuelle originale. A part ça, j’ai estimé cette histoire d’enfant sauvage cannibale vaine et simpliste, et je préfère encore relire la bonne vieille version de Gotlib.
Note sur le titre : à l’instar de Tsugumi (1990) noté Tugumi sur l’affiche japonaise, Ashura peut s'écrire Asura. La première orthographe correspond à la transcription selon la méthode Hepburn, la seconde à la transcription selon la méthode Kunrei.


Séries
Dead End: Paranormal Park de Hamish Steele (2022, Dead End : Le parc du paranormal)
Barney, un garçon transgenre peu soutenu par ses parents, et Norma, une adolescente autiste fan de la star Pauline Phoenix, sont engagé·e·s pour travailler dans le parc d'attraction Phoenix Parks. Barney s’installe dans le manoir hanté avec son chien Pugsley et devient la cible du démon Courtney, à la recherche d’un corps pour délivrer son maître Temeluchus. Alors que Barney s’apprête à être possédé, Pugsley s’interpose et Temeluchus s’incarne dans le canidé. Avec l’aide de Norma, Barney parvient à exorciser son chien, qui conserve toutefois la capacité de parler. Courtney, atterrée par cet échec qui l’empêche de revenir dans son monde, décide de trainer avec les deux jeunes.

Dead End: Paranormal Park comporte deux saisons de dix épisodes d’une grosse vingtaine de minutes. La saison 1 tourne autour de Pauline Phoenix et de Temeluchus, la 2 se focalise sur les pouvoirs de Pugsley et le royaume des anges. Dead End est au départ un court métrage web diffusé en 2014 sur la chaîne internet Cartoon Hangover de Frederator Networks, qui a généré deux romans graphiques nommés DeadEndia en 2018 et 2019.
Attrayante sur le papier car bourrée de messages positifs envers les personnes transgenres, racisées, homosexuelles ou autistes, j’ai eu du mal à entrer dans la série. Je n’étais pas fan du dessin, notamment des nez, et la saison 1 met très longtemps à démarrer, ne trouvant son rythme que dans les derniers épisodes. La saison 2 a un meilleur équilibre, est plus dynamique, et l’univers prend de l’épaisseur. Il y aurait eu de quoi faire une saison 3 mais Netflix n’a pas donné suite. Sans être exceptionnel, Dead End: Paranormal Park mérite le coup d’œil si on réussit à passer outre le ventre mou de la saison 1.


Livres
Maître de l'espace et du temps de Rudy Rucker (Denoël, collection « Présence du futur », 1986), 224 p.
Depuis la faillite de la société qu’il avait monté avec son ami Harry Gerber, Joe Fletcher occupe un boulot de développeur mal payé et vit avec sa femme et sa fille dans un minable pavillon de banlieue. Un soir en quittant son travail, il est abordé dans sa voiture par une version miniature de son ancien associé. Harry lui annonce être maître de l’espace et du temps grâce à une machine qu’il va bientôt inventer, le blonzeur. Il demande à Joe de venir le voir le lendemain avec 2000 dollars et de lui expliquer ce qu’il vient de se passer. Cet évènement va générer une série de transformations de la réalité, avec des conséquences imprévues et moins bénéfiques qu’escomptées.

Je ne connaissais pas Rudy Rucker, un mathématicien américain, professeur d’informatique, et une des sources du courant littéraire cyberpunk au début des années 80. Il possède un humour absurde à la Douglas Adams et Maître de l'espace et du temps a failli être adapté au cinéma par Michel Gondry et Daniel Clowes. Le texte est assurément inventif, jouant intelligemment avec des principes quantiques, et le premier tiers est intrigant malgré des personnages féminins stéréotypés et un sexisme certain. Le roman suit un schéma de conte, où les trois utilisations du blonzeur correspondent à trois vœux, chaque occurrence visant à corriger les catastrophes provoquées par la précédente. Cela s’enlise une fois qu’on a compris le concept, un conte de 200 pages c’est trop long. La narration à la première personne portée par l’égocentrique Joe m’a fatigué et l’absurdité vaine ne m’a pas amusé.


L'esprit de la renarde - Une enquête du mandarin Tân de Tran-Nhut (Philippe Picquier, collection « Picquier poche », 2015), 384 p.
Dans L'aile d'airain, le mandarin Tân retournait avec son ami le lettré Dinh dans son village natal du Sud-Vietnam, région soumise à la domination du seigneur Nguyen qui s’oppose à la cour de Thang Long à laquelle Tân a prêté allégeance. L'esprit de la renarde conte les aventures de Tân et de Dinh sur le chemin du retour. Durant une escale dans le port de Faifo, important lieu de commerce où se croisent vietnamiens et étrangers de multiples horizons, Dinh est accusé du meurtre d’une tenancière d’auberge et menacé d’exécution par une justice incompétente et expéditive. Tân n’a d’autres choix que de devenir sbire du tribunal. Il doit mener l’enquête en quatrième vitesse avant le retour du magistrat de la ville, dont la réapparition sonnera le glas de son ami.

En 1999, deux sœurs d’origine vietnamiennes, Thanh-Van et Kim Tran-Nhut, inventent le mandarin Tân, une sorte de juge Ti se mouvant dans le Vietnam du XVIIe siècle. Elles s’inspirent de leur arrière-grand-père maternel, qui avait accédé très jeune aux fonctions de mandarin. A partir du quatrième tome, L'aile d'airain, Thanh-Van poursuit seule l’écriture. L'esprit de la renarde est le cinquième sur un total de huit. S’il est autonome, je pense qu’il est judicieux de lire les précédents pour apprécier l’évolution des protagonistes et comprendre les renvois à des incidents passés.
L’ambiance est toujours aussi bien posée et plonge le lecteur dans un Vietnam historique rarement exploité dans les œuvres de fiction disponibles dans nos contrées. Le pudibond que je suis aurait juste pu se passer d’un passage sexuellement explicite qui n’apporte pas grand-chose au récit. Si le livre est agréable, l’intrigue m’a moins emballé que celle des précédents, constituée de divers éléments qui se rejoignent artificiellement dans la conclusion. A l’inverse des premiers volumes, tout est centré sur le mandarin Tân et il manque les contrepoints de Dinh, en prison, ou du docteur Porc, absent. Ce dernier est le héros de l’épisode suivant, Les travers du docteur Porc, qui s’annonce différent de ceux focalisés sur Tân.


Le fromage et les vers de Carlo Ginzburg (Flammarion, collection « Champs Histoire », 2019), 302 p.
Dans Le fromage et les vers, l’historien italien Carlo Ginzburg se penche sur le cas atypique de Menocchio, meunier du XVIe siècle habitant la région de Frioul, contrôlée à l’époque par la république de Venise. Lecteur autodidacte n’hésitant pas à professer des idées hérétiques, il fut jugé par l’Inquisition à deux reprises, en 1584 et en 1599. A l’issue du procès initial, il fut condamné, passa deux années en prison puis, une fois dehors, dut porter un signe stigmatisant et se cantonner aux limites de son village. Ses opinions finirent par ressurgir avec le temps et il fut exécuté en étant brûlé vif en 1600. Carlo Ginzburg explore les pistes pouvant expliquer les improbables théories de Menocchio. Son étrange cosmogonie pourrait provenir d’une interprétation d’idées et d’ouvrages bourgeois à l’aune d’une culture populaire ancienne et de conceptions paysannes. Il comparait par exemple la création de l’univers au fromage se formant dans le lait, et l’apparition de Dieu et des anges aux vers issus de ce fromage.

Publié en Italie en 1976, Le fromage et les vers est un livre clé précurseur de la micro-Histoire, courant de recherche historiographique focalisé sur l’étude d’un inconnu ou quasi-inconnu au lieu des classes, des masses ou des grands noms. A travers Menocchio, homme singulier qui n’est pas érigé en paysan modèle, Carlo Ginzburg essaye de mettre le doigt sur une culture populaire orale qui n’a pas laissé de traces directes et qu’on ne peut que deviner. Selon lui, le peuple ne se contentait pas de recevoir passivement un discours imposé par les élites, les éléments qui lui parvenaient étaient filtrés et ajoutés à une somme de convictions autonomes. Leur réception était également influencée par le contexte social, politique et technique, et par la position des individus au sein du collectif.
Le fromage et les vers suit de façon globalement chronologique les deux procès, Carlo Ginzburg élaborant son étude autour des questions des inquisiteurs et des réponses de Menocchio. Il énonce dès le départ les limites de son travail, confronté à un manque de sources et à la difficulté de connaître la vie d’un simple meunier au-delà de ce qui est dit dans les comptes-rendus des interrogatoires. La lecture est aisée, c’est écrit sur le mode de l’enquête et on perçoit l’intérêt de la démarche micro-historique : l’étude à la loupe d’un être hors norme éclaire ces dites normes et sert à dévoiler des phénomènes devant être validés subséquemment à plus grande échelle. La thèse centrale de Carlo Ginzburg concernant l’existence d’une culture paysanne orale immémoriale et homogène instigatrice de la vision du monde de Menocchio est néanmoins fragile. Rien ne prouve la réalité d’une telle culture d’une part et son influence sur l’excentrique Menocchio d’autre part. En dépit de cette limite, Le fromage et les vers mérite son statut de classique, son approche et son style n’ayant pas pris une ride 40 ans après sa sortie.


The Most Perfect Thing - Inside (and Outside) a Bird's Egg de Tim Birkhead (Bloomsbury, 2017), 288 p.
L’historien des sciences et ornithologue anglais Tim Birkhead se penche sur l’oologie, la branche de la zoologie consacrée à l’étude des œufs d’oiseaux. Après une mise en contexte retraçant le rôle des collectionneurs d’œufs et des hommes chargés de les récupérer pour eux, il aborde dans des chapitres distincts toutes les caractéristiques d’un œuf : la formation de la coquille ; la forme ; la couleur, pourquoi et comment ; le blanc ; le jaune ; la ponte, l’incubation et l’éclosion. Chaque partie est agrémentée de considérations historiques, rappelant les variations de la science au cours du temps, et de cas concrets portant sur moultes espèces.

J’ai découvert par hasard Tim Birkhead il y a quelques années au cours d’un déplacement professionnel en Australie. Contrairement à mes habitudes, j’avais calculé juste en termes de lecture et je m’étais rendu dans une bouquinerie de Sydney pour m’acheter un ou deux imprimés d’occasion. J’y fis l’acquisition de The Wisdom of Birds - An Illustrated History of Ornithology, modèle de vulgarisation rigoureuse et distrayante, mélangeant adroitement science et Histoire. The Most Perfect Thing est le cinquième Tim Birkhead que je lis et je conserve mon enthousiasme.
Il y aborde de façon extrêmement compréhensible des propriétés biologiques complexes, illustrées au besoin de schémas. Il parsème sa narration de nombreux exemples parlants, notamment autour des guillemots qui ont constitué son sujet d’étude pendant des décennies. Le style est très lisible, se limitant à un jargon indispensable explicité au préalable. Il n’impose pas son point de vue, il expose les hypothèses en cours et donne parfois son avis en en soulignant les limites. Il estime ainsi que la forme des œufs des guillemots provient d’un compromis évolutif entre ne pas rouler pour ne pas tomber de la falaise et garder le bout propre pour ne pas contaminer la poche d’air essentielle à la survie de l’embryon ; et que leur couleur si variée est liée à un besoin d’identification dans des colonies surpeuplées avec une forte promiscuité. Ce qui peut être vrai pour les guillemots ne l’est pourtant pas forcément pour une autre espèce, et les sujets d’études restent nombreux. Je recommande donc fortement The Most Perfect Thing et tout Tim Birkhead, son seul titre traduit en français étant l’excellent L'oiseau et ses sens.


Logiques de l'exclusion de Norbert Elias & John L. Scotson (Fayard, collection « Agora Pocket », 2001), 342 p.
A la fin des années 50, l’instituteur John L. Scotson effectue une thèse sous la direction de Norbert Elias consacrée à la délinquance juvénile dans une communauté ouvrière d’un quartier proche de Leicester en Grande-Bretagne. Norbert Elias reprend le texte et le remanie pour examiner la manière dont deux groupes ouvriers en apparence semblables se retrouvèrent en situation de conflit : les habitants d'origine rejetaient ceux installés durant la guerre dans un lotissement à proximité et se servaient des mauvais comportements d’une minorité pour stigmatiser les nouveaux venus dans leur intégralité. Cet antagonisme présentait pour le sociologue un cas idéal, les deux forces en opposition provenant de la même classe, ayant la même culture, la même couleur de peau et des revenus relativement similaires. Il put ainsi disséquer les logiques de l’exclusion à l’œuvre en tentant de comprendre pourquoi et comment les anciens (the established en anglais) rejetaient les nouveaux (the outsiders).

Juif allemand ayant fui le nazisme, le philosophe Norbert Elias devint sociologue en Grande-Bretagne. Il s’intéressa aux interactions entre identité et milieu dans une logique d’interdépendance, estimant que les individus s’intègrent dans des collectifs porteurs de valeurs et de schémas de comportements établis sur un temps long. Logiques de l'exclusion montre ainsi un groupe enraciné en exclure un autre afin de conserver et de renforcer sa domination. Chacun apporte sa pierre à l’édifice tout en étant lié à sa communauté, un écart des normes pouvant entrainer une mise à l'écart du coupable. La puissance des anciens découle de leur réseau soudé et hiérarchisé, des liens étroits qui ont été construits, des références et des normes partagées, là où les derniers arrivés ne possèdent pas d’histoire commune ni de liens. Outre les avantages procurés aux établis, la stigmatisation maintient les outsiders dans leur marginalité, les amenant à accepter les reproches qui leur sont faits.
Norbert Elias avoue avoir été influencé par son expérience de l’Allemagne nazie, où il fut rejeté car juif alors que physiquement rien ne le différenciait de ses compatriotes. Il n’hésite pas à généraliser son approche à d’autres types d’exclusion, racistes, genrées ou classistes. Tout expliquer par ce schéma comme Elias le suggère me semble restrictif, il faut toujours combiner les angles pour cerner des phénomènes complexes. La lecture de Logiques de l'exclusion amène néanmoins à réfléchir et renvoie dans leurs cordes ceux qui déclarent que les problèmes émanent de soi-disant particularités culturelles ou ethniques inconciliables avec les valeurs de la société. D’après Norbert Elias, l’exclusion est inhérente à l’apparition d’un nouveau groupe au sein d’un ensemble existant. Et plus ce nouveau groupe menace la cohérence et le pouvoir des personnes en place, plus il risque d’être fortement rejeté.


Bird Cults of the Ainu of Japan de John Batchelor (Read Books, collection « Folklore History Series », 2010), 45 p.
John Batchelor était un missionnaire britannique ayant vécu au Japon entre 1877 et 1944. Il a effectué de nombreux séjours chez les Aïnous, dont il a étudié la langue et la culture. Il a publié plusieurs ouvrages sur leur folklore et un dictionnaire aïnou-anglais. N’ayant jamais eu de formation linguistique et anthropologique, ses études sont émaillées d’erreurs et il fut au centre d’une polémique liée à sa croyance en une origine caucasienne des Aïnous. Il fut cependant un témoin rare d’une époque révolue et certains éléments de son travail restent pertinents. Bird Cults of the Ainu of Japan est tiré de The Ainu and their folk-lore publié à Londres en 1901. Il reprend les pages 408 à 452 consacrées aux oiseaux. John Batchelor y décrit les cultes et croyances autour de diverses espèces qui bénéficiaient pour les Aïnous d’une aura singulière, notamment les rapaces diurnes et nocturnes.

Je ne sais pas où j’avais eu vent de cette référence et je n’avais pas fait gaffe que c’était extrait d’un document disponible gratuitement sur internet. Je l’ai payé beaucoup trop cher pour ce que c’est et j’aurais facilement pu imprimer gratuitement cette quarantaine de pages. Le style est daté, c’est répétitif, et cela ne captivera guère que les passionnés d’anthropologie historique. Son seul intérêt pour l’amateur de contes que je suis est la description de légendes locales autour des oiseaux cités.


Les huit chiens de Satomi de Fûtarô Yamada (Philippe Picquier, collection « Picquier poche », 2016), 784 p.
En 1458, à deux doigts de perdre son château assailli par son voisin, le seigneur du clan Satomi, Yoshizane, promet dans une boutade désespérée au monstrueux chien de sa fille la main de cette dernière s’il lui ramène la tête de son ennemi. A sa grande surprise, le chien s’exécute. Yoshizane conserve son territoire mais se retrouve dans l’embarras, peu décidé à laisser sa descendante au terrible animal. Celle-ci le pousse à tenir sa promesse, un régent ne pouvant se parjurer. Elle accompagne le molosse dans la montagne, où ils vivent durant un an. Sans avoir eu de relation avec son compagnon canin, elle tombe pourtant enceinte. Afin de prouver sa virginité, elle se suicide en s’éventrant et expulse huit boules dans le ciel.
1813, l’écrivain Kyokutei Bakin achève la présentation de l’introduction de son nouveau livre Nansô Satomi Hakkenden à son ami le célèbre dessinateur Hokusai. Il attend son avis sur ce préambule d’un texte qu'il mettra, escompte-t-il, au moins dix ans à rédiger. Il espère qu’Hokusai acceptera de l’illustrer malgré les conflits qui les avaient opposés durant leur précédente collaboration.

Les huit chiens de Satomi alterne entre les résumés des épisodes du récit fleuve Nansô Satomi Hakkenden et la vie de Bakin. Rédigé entre 1814 et 1842, Nansô Satomi Hakkenden comporte 106 volumes et est un des plus longs romans de la littérature japonaise. Il s’inscrit dans le genre gesaku, littérature légère visant un large public populaire. Très inspiré du classique chinois Au bord de l’eau, il comprend de nombreux passages didactiques, des citations de classiques et des descriptions à rallonge. Dans Les huit chiens de Satomi, Fûtarô Yamada imagine Bakin raconter à Hokusai une esquisse orale non encombrée des fioritures moralistes et concentrée sur la trame. En parallèle, l’auteur met en avant le rigorisme de Bakin et explique les circonstances entourant l’écriture de l’ouvrage.
Cette alternance est assez déstabilisante, le lecteur passe toutes les cinquantaines de pages d’une chronique épique, manichéenne et fantastique au quotidien d’un auteur psychorigide du XIXe siècle. Les passages sur Bakin sont un peu longuets et auraient gagné à être raccourcis. Ils prennent leur justification dans l’ultime chapitre, où Fûtarô Yamada expédie le dernier tiers de Nansô Satomi Hakkenden en l’imbriquant à la déchéance physique de Bakin. Si l’amateur d’Histoire que je suis a apprécié cette contextualisation, qui m’a permis de découvrir un important auteur japonais et la situation de la littérature à cette période, j’avoue avoir préféré l’extravagance des résumés de Nansô Satomi Hakkenden. Je ne me lancerai pas toutefois dans la lecture de l’œuvre d’origine, qui a commencé à être traduite en anglais, la synthèse proposée par Fûtarô Yamada me suffisant largement.


Birds of Japan de Mark Brazil (Bloomsbury, collection « Helm Field Guides », 2018), 416 p.
A la suite du succès de Birds of East Asia (2009), l’éditeur Bloomsbury a demandé à Mark Brazil, fameux ornithologue spécialiste du Japon, de consacrer un guide à ce pays avec des illustrations en partie inédites. Paru en 2018, Birds of Japan comprend 700 espèces régulières ou occasionnelles observées sur l’archipel nippon, des Kouriles méridionales aux Ryûkyû. Pour chacune, un texte indique le statut et la distribution ; l’habitat et les habitudes ; les principaux critères d’identification ; les spécificités des sections nues (bec, yeux, pattes) ; les sons et vocalisations ; des notes taxinomiques et d’éventuels noms alternatifs. Il est complété, pour les espèces courantes, d’une carte de répartition géographique. Sur la page opposée, une planche montre les différences entre mâle et femelle, plumage nuptial ou non nuptial, et entre adulte et jeune.

J’ai utilisé Birds of Japan pendant deux semaines. Précédemment au Japon, j’avais employé Birds of East Asia, qui m’avait laissé une impression mitigée en raison de dessins pas toujours fidèles à la réalité, engendrant des difficultés d’identification. Birds of Japan est supérieur à ce niveau, les pires illustrations ayant été retravaillées. Excepté l’Oriental Dollarbird, reprise de la version ratée de Birds of East Asia (les subtiles nuances du plumage sont mal rendues et le bec ne fait pas suffisamment massif), les planches étaient représentatives de ce que je voyais, que ce soit dans les détails ou dans les couleurs. En outre, centré sur un seul pays et rédigé en 2018, Birds of Japan est plus précis et à jour que le généraliste Birds of East Asia.
Les cartes de répartition géographiques ne sont fournies que pour les espèces présentes régulièrement. Ce n’est pas plus mal, cela permet en un coup d’œil de se concentrer sur les fortes probabilités et de ne pas perdre de temps sur le machin qui a été aperçu trois fois en cinquante ans. A noter l’absence d’un indice de fréquence. La majorité des guides le fournissent, c’est une aide à la lecture qui peut s’avérer précieuse sur le terrain où la vitesse est parfois essentielle. Cependant, le manque de cartes pour les raretés et la prise en compte de la fréquence dans le code couleur jouent un rôle similaire. Seule lacune de mon point de vue, il manque les noms en japonais, qui auraient pu être accolés en rômaji et en kana/kanji à côté du nom latin. Birds of Japan est un excellent livre, qui a parfaitement rempli son objectif et que je recommande pour tout séjour ornitho au Japon.


Revues
Mad Movies n°371 – Mai 2023
Riche numéro ce mois-ci. Du côté des dossiers, j’ai noté dans celui consacré aux jumeaux les quelques titres que je n’ai pas déjà vus. Ce sont deux slashers, sans doute pas exceptionnels mais potentiellement distrayant : Vœux sanglants (1984) et Week-end de terreur (1986). J’ai par ailleurs découvert le réalisateur italien Carlo Lizzani et je vais creuser sa filmographie. Les pages sur Shinya Tsukamoto sont intéressantes, bien que n’étant pas fan de son œuvre, et celles dédiées à L’hôpital et ses fantômes m’ont rappelé que je voulais récupérer cette mini-série depuis longtemps déjà. Enfin, le long entretien avec le directeur de la photographie Peter Deming, qui a bossé entre autres avec Sam Raimi et David Lynch, est passionnant.

Concernant les sorties, j’ai noté Something in the dirt (2022) d’Aaron Moorhead et de Justin Benson, dont j’avais apprécié The Endless (2017) et que M. Martin a critiqué favorablement ; La gravité (2022), un film de genre à la française en banlieue façon Assaut (1976) de Carpenter ; Renfield (2023), pour Nicolas Cage en roue libre ; et The Cursed (2021), avec des loups-garous dans la campagne française.


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