samedi 31 décembre 2022

Carnet de bord 24/12/2022-30/12/2022



Films vus en compagnie
It's a Very Merry Muppet Christmas Movie de Kirk R. Thatcher (2002, Joyeux Muppet Show de Noël)
Kermit la grenouille est désespéré : le soir du réveillon de Noël, les Muppets s’apprêtent à perdre leur théâtre et vont se retrouver à la rue sans argent. Il part broyer du noir sur un banc dans la neige et le froid. Au Paradis, l’ange comptable Daniel est révolté de la situation. Malgré les avertissements de son supérieur, il court dans le bureau de Dieu pour la prévenir et lui demander d’intervenir. Dieu est un peu dubitative et Daniel lui montre comment les Muppets en sont arrivés là.

J’ai un faible pour les films des Muppets d’avant les années 2000. Sans être exceptionnels, ils sont sympathiques et ont un bon rythme. It's a Very Merry Muppet Christmas Movie est un téléfilm produit pour NBC, qui n’est pas scénarisé ou réalisé par les personnes habituelles. C’est très facile et l’humour tombe à plat, sans même parler d’un acteur d’origine chinoise censé être drôle parce qu’il parle mal anglais. Joan Cusack est totalement en roue libre. Seuls David Arquette et Whoopi Goldberg surnagent, en particulier cette dernière en Dieu assise dans un canapé 95% du temps. J’ai seulement apprécié deux séquences avec les Muppets : Miss Piggy avec ses chats et Beaker en vigile baraqué. C’est un peu léger, mieux vaut revoir Mee-Mee, c’est mieux et ça dure moins longtemps.


Knives Out de Rian Johnson (2019, À couteaux tirés)
Le patriarche Harlan Thrombey est retrouvé mort dans son bureau le lendemain de son anniversaire, apparemment suicidé. Peu après l’enterrement, la police revient pour interroger la famille et l’infirmière personnelle de M. Thrombey, accompagné du célèbre détective Benoit Blanc. Celui-ci ne croit pas en la thèse du suicide et commence à déterrer les nombreux secrets de famille, aidé par l’infirmière. Confidente du vieil homme, elle connait bien la maison et a la particularité, fort utile pour un enquêteur, de ne pas pouvoir mentir sans vomir.

Avant sa suite Glass Onion (2022), nous avions envie de revoir Knives Out. C’est un whodunit non adapté d’un roman, fait suffisamment rare pour le noter. Il est scénarisé et réalisé par Rian Johnson, fan du genre. Il crée le détective Benoit Blanc, une sorte d’Hercule Poirot un peu benêt à l’accent sudiste improbable, qu’il confie à un Daniel Craig anti-James Bond au possible. Il s’amuse également à ajouter une suspecte centrale qui ne peut mentir, dans un univers où tout est basé sur la tromperie et la dissimulation. Il s’entoure enfin d’un casting cinq étoiles, et tout le monde a l’air content d’être là.
L’histoire est certes un peu tirée par les cheveux et ça se termine sur une classique scène explicative un peu longuette. Ça reste toutefois hautement récréatif, bien plus dynamique et original que les remakes de Kenneth. Les retournements sont bien amenés, et les confrontations entre les méchants riches et l’infirmière immigrée au grand cœur sont assez réjouissantes. Knives Out fait partie d’après moi des rares bons whodunit des dernières années et apporte enfin un peu de fraicheur à ce genre tombé en désuétude sur grand écran depuis les années 80.


Glass Onion: A Knives Out Mystery de Rian Johnson (2022, Glass Onion : une histoire à couteaux tirés)
En pleine épidémie de covid et sans enquête à mener, Benoit Blanc s’ennuie et passe la majorité du temps dans son bain lorsque quelqu’un frappe à sa porte. Il est convié, avec un groupe de gens riches et célèbres, sur l’île du milliardaire Miles Bron pour un week-end murder party : entre deux cocktails, ils devront découvrir qui a tué Miles Bron. Accueilli par ce dernier à leur arrivée sur l’île déserte, Benoit Blanc découvre qu’il n’a pas été invité. Pourquoi a-t-on pris la peine de le faire venir ? Quelqu’un aurait-il l’intention de transformer le jeu en meurtre réel, Miles Bron n’étant pas des plus populaires auprès de ses ami·e·s ?

Glass Onion reprend le personnage de Benoit Blanc, toujours interprété par Daniel Craig avec son accent sudiste douteux. Rian Johnson a longuement hésité à lui donner, sans aucune explication, un accent différent à chaque fois. Il a (malheureusement ?) abandonné cette idée. Le sous-titre A Knives Out Mystery a été imposé au réalisateur pour faire le lien avec Knives Out (2019) mais, excepté l’enquêteur, les deux n’ont rien à voir.
Rian Johnson montre encore une fois sa maîtrise du genre. Il structure son récit en trois parties : la première met en place les protagonistes et les intrigues ; la deuxième revisite la première sous un nouvel angle ; la troisième propose une résolution originale en deux étapes. Benoit Blanc est toujours aussi sympathique, avec son côté plouc qui amène les riches à le sous-estimer. La dernière demi-heure m’a un peu laissé sur ma faim. La conclusion est cohérente, prenant le/la/les méchant·e·s à son/leur propre jeu, j’aurais néanmoins été plus satisfait par la fin plus classique qui s’annonçait dans un premier temps avant un ultime retournement. J’ai donc préféré Knives Out. Glass Onion est malgré tout fort agréable et j’attends la suite des aventures de Benoit Blanc, un troisième volet étant déjà annoncé.


The Mummy de Stephen Sommers (1999, La momie)
En 1926, Evelyn est bibliothécaire au musée égyptien du Caire et est passionnée d’égyptologie. Son frère Jonathan lui amène un jour une vieille boîte qui contient une carte menant à la mythique cité des morts. Elle montre la carte au conservateur du musée, qui la brûle accidentellement. Elle demande alors à son frère de rencontrer l’homme à qui il a volé la boîte. Celui-ci, Rick O'Connell, est en prison et s’apprête à être pendu. Evelyn négocie avec le chef de la prison afin que Rick soit libéré et qu’il les amène en échange à la cité des morts.

Un cri dans l’océan (1998) nous a donné envie de rejeter un œil à La momie. A la revoyure, je ne me souvenais pas que c’était autant dans l’esprit d’un Indiana Jones. On pourrait s’amuser à dresser les nombreux parallèles entre les trois Indy et La momie, à tel point que je mélangeais dans ma tête Kazim, le chef de la confrérie de l'épée cruciforme, et Ardeth Bay, le protecteur du tombeau de la cité des morts. La momie véhicule par ailleurs une image terriblement clichée et raciste de l’Egypte, la grande majorité des arabes étant méchants, sales ou peureux. Ils se font décimer en nombre sans que ça perturbe qui que ce soit. En raison de troubles politiques, rien n’a pas été tourné en Egypte et il n’y a aucun acteur·rice égyptien·ne, les rares personnages non blancs importants étant joués par un Sud-Africain, une Vénézuelienne, un Anglais d’origine iranienne, un Israélien et un Indien.
C’est tout de même un bon film d’aventure dans son genre, c’est rythmé, les effets spéciaux n’ont pas trop mal vieilli et le couple Brendan Fraser/Rachel Weisz fonctionne bien. Il ne faut juste pas s’attendre à quelque chose de décalé ou à un remake du classique de 1932. Et il faudrait dire à Stephen Sommers que Kevin J. O’Connor, qui interprète ici Beni et qui était le sidekick Joey dans Un cri dans l’océan, est vraiment pénible.


Films vus seuls
水戸黄門漫遊記 [Mito Kômon manyûki] de Torajirô Saitô (1938)
A partir de 1680, le shôgun Tsunayoshi Tokugawa émet des lois contre la cruauté envers les êtres vivants, les Shôrui Awaremi no Rei, régulièrement renforcées dans un sens plus protecteur envers les animaux. Partant d’une bonne intention, elles ont engendré des excès, certains historiens estimant que les chiens en particulier finirent par être mieux traités que les êtres humains (cette vision a été remise en cause par des études plus récentes). Mito Kômon manyûki débute sur une riche escorte transportant un petit chien, qui génère dépravation et chaos sur son chemin. Le seigneur Mito Kômon, voyageant incognito avec ses deux serviteurs, est révolté par cette situation et décide d’aller parler au shôgun pour lui ouvrir les yeux. Toute la cour est rapidement au courant et des sbires partent le guetter. Trois pauvres en vadrouille réunis par un coup du sort sont pris pour Mito Kômon et sa troupe. S’ensuivent de nombreux quiproquos coquasses.

Mito Kômon est l’autre nom de Tokugawa Mitsukuni, un puissant daimyo de la fin du XVIIe siècle. Sa vie a été fortement romancée et, dans la tradition littéraire, c’est un brave seigneur redresseur de torts qui parcourt le pays en aidant les braves gens. Il sert ici de toile de fond aux aventures d’Achako & Entatsu, deux comiques ultrapopulaires des années 30. Ce sont les inventeurs du shabekuri manzai, tendance dominante du manzai encore aujourd’hui. Le manzai est une forme de comique japonais reposant sur une opposition entre deux personnages, un sérieux et un stupide. Le shabekuri manzai supprime les aspects grivois ou les danses qui existaient précédemment pour se concentrer exclusivement sur des dialogues absurdes et rapides, des jeux de mots et des quiproquos. Il rappelle certains duos américains de la même époque comme Abbott et Costello.
La seule version de Mito Kômon manyûki qui existe est une synthèse de deux films, regroupés en un seul de 1h20 (contre probablement un peu plus de 2h à l’origine). C’était un procédé courant après-guerre pour ces longs métrages en deux parties assez répandus à la fin des années 30. Malheureusement, le studio a coupé les négatifs d’origine et jeté les restes, et il n’y a plus moyen de revenir en arrière. A noter que ce Mito Kômon manyûki est tellement obscur qu'il n'a pas de fiche imdb.
La trame de Mito Kômon manyûki est un prétexte aux échanges entre Entatsu Yokoyama et Achako Hanabishi. C’est peu dire que ça passe mal à la traduction. Je pense de toute façon que ça n’amuserait guère un Japonais d’aujourd’hui, ce genre d’humour ayant particulièrement mal vieilli (il suffit de voir Abbott et Costello justement). Il ne garde qu’un intérêt historique d’après moi.
P.S. : Je viens de réaliser que c'était Achako & Entatsu les deux relous dans Tokyo gonin otoko. Ça passait mieux car ils n'étaient que deux héros parmi d'autres.


さらば箱舟 [Saraba hakobune] de Shûji Terayama (1984, Adieu l’arche)
Dans un petit village isolé, Sutekichi se marie avec sa cousine. Ils ne peuvent passer à l’acte, le père décédé de l’épouse ayant mis à sa fille une ceinture de chasteté à toute épreuve. Les villageois rient de la situation, traitant Sutekichi d’impuissant. Il finit par se vexer et, lors d’un combat de coq, il tue son rival Daisaku qui se moquait de lui. Il fuit le village avec sa femme mais, au bout de trois jours de marche, ils reviennent bizarrement à leur point de départ. Sutekichi sombre alors doucement dans la folie, hanté par le fantôme de Daisaku.

Comme mentionné la semaine dernière, Saraba hakobune est la seule adaptation de Cent ans de solitude au cinéma. C’est une version non officielle, qui reprend principalement certaines idées du début de l’ouvrage. Les deux personnages principaux sont clairement inspirés de José Arcadio Buendia et Ursula Iguaran, et le fantôme de Daisaku de Prudencio Aguilar. A ce canevas se greffent d’autres intrigues, dont l’une évoque celle de Rebeca dans le roman. On a cependant l’impression que Shûji Terayama est plus intéressé par quelques images fortes que par le récit. Il reprend de façon arbitraire des aspects du livre auxquels il ajoute ses propres obsessions, comme une fascination pour les horloges. Shûji Terayama est une figure importante de l’avant-garde japonaise, notamment dans le domaine théâtral. Au cinéma, il a réalisé une dizaine de longs métrages et plusieurs courts métrages. Le plus connu en Occident est Cache-cache pastoral (1974), le seul que j’avais vu de lui jusqu’à présent. On sent une forte influence de Fellini, avec moins de moyens et plus d'étrangeté.
Je n’aime pas Fellini, dont j’ai dû voir une dizaine de films. De façon assez logique, je n’accroche pas non plus au peu que j’ai vu de Shûji Terayama. Il se contente d’extraire de Cent ans de solitude une trame et des visions, et lui enlève toute sa saveur. Plus de saga familiale ni de temps long, pas de démesure dans la folie, la luxuriance ou la décadence, pas de chaleur ou de couleurs sud-américaines... C’est triste, pauvre et décousu. Saraba hakobune est sorti après le décès de Shûji Terayama, mort d’une cirrhose à 47 ans, et je ne sais pas s’il avait fini son montage. Ça n’aurait toutefois pas changé grand-chose, je n’aime clairement pas son univers.


ねこぢる草 [Nekojiru-sô] de Tatsuo Satô (2001, L'herbe du chat Jiru)
Un jeune chat sauve l’âme de sa sœur malade puis part avec elle dans une quête mystique afin de lui faire retrouver son esprit.

En deux lignes, j’ai résumé de façon quasi-exhaustive ce court métrage d’animation d’une trentaine de minutes tiré d’une série de mangas que je ne connais pas. Leur auteure, Hashiguchi Chiyomi dite Nekojiru, était une artiste subversive qui s'est suicidée à 31 ans. L’histoire est juste un prétexte à un enchainement d'hallucinations et de séquences bizarres, avec un style rappelant parfois un peu Bill Plympton. Je n’ai jamais été fan du bizarre pour le bizarre, le côté trip sous acide quasiment sans scénar de Nekojiru-sô n’est clairement pas pour moi.


Frei Bonifácio de George Pallu (1918)
Bonifácio, un muletier un peu simplet, part travailler en laissant sa femme à la maison. Pour arriver plus vite à destination, il prend un raccourci à travers le parc d’un couvent franciscain. Trois moines l’invitent à venir boire avec eux. Grisé par l’alcool, Bonifacio s’endort. Les moines l’amènent dans leur couvent et décident de lui faire une blague en lui faisant croire à son réveil qu’il est devenu vicaire.

Frei Bonifácio est un court métrage du français Georges Pallu, son premier film réalisé au Portugal à la suite de l’invitation de la société de production de Porto Invicta Film. Il connait un beau succès et amène à la réalisation de son premier long métrage, A rosa do adro (1919). Frei Bonifácio est la première adaptation portugaise d’une œuvre littéraire, un conte du fameux écrivain Júlio Dantas. Le conte fut publié dans le journal O Dia quelques jours avant la sortie en salles, dans une action de promotion coordonnée. Tourné en cinq jours, Georges Pallu utilise dans Frei Bonifácio un montage parallèle et de nombreux plans larges. Il joue avec les cadres et les ombres de façon un peu expressioniste pour donner un aspect onirique.
Frei Bonifácio est un petit court métrage amusant. Les moines franciscains sont un peu flippants et leur humour est discutable, tournant en ridicule un pauvre pas très futé. Le niveau de langue est assez soutenu, j’ai dû parfois m’y reprendre à deux fois pour comprendre les intertitres. Certains plans sont assez audacieux. J’ai bien aimé la fin un peu absurde (je vais spoiler mais en même temps qui va regarder un court métrage portugais de 1919 sans sous-titres français ?), où Bonifácio finit par douter de sa propre identité et ne sait plus qui il est. Ça m’a plus convaincu que le prestigieux A rosa do adro, franchement fade.


Livres
A chacun ses dieux de Clifford D. Simak (Denoël, collection « Présence du futur », 1998), 226 p.
Au XXIIe siècle, 99,9% de l’humanité disparaît soudainement, laissant quelques poches de population éparpillées et de multiples robots. Les survivants ne vieillissent quasiment plus et ne tombent plus malades. Ils abandonnent rapidement toute technologie. Les populations blanches laissent les robots gérer le quotidien et l’agriculture, et gagnent la capacité de voyager dans l’espace. Les natifs américains retournent à un mode de vie nomade et comprennent comment communiquer avec leur environnement. 5000 ans plus tard, il ne reste qu’un couple de blancs sur Terre, les autres étant partis vivre sur des planètes lointaines.

J’avais lu du Simak il y a fort longtemps et j’en avais plutôt un bon souvenir. Ça se confirme ici. A chacun ses dieux adopte le point de vue de plusieurs individus ayant des avis différents sur l’évolution de la Terre, sur l’humanité et sur la nature. Chacun est convaincu du bien-fondé de sa position mais admet la contradiction. Le côté technophobe c’était mieux avant est tempéré par un rejet du mysticisme (avec un athéisme rare chez un auteur américain) et une acceptation de la prise de conscience des robots. Le rythme assez lent et la focalisation sur le quotidien installent une ambiance sereine correspondant à la vie des humains dans ce futur dépeuplé. Le roman dégage un profond humanisme et prône la tolérance, des préceptes rafraichissants et originaux dans la SF de cette époque.


Mystérieuse : matin, midi et soir de Jean-Claude Forest (L'Association, collection « Éperluette », 2004), 61 p.
En 4880, cinq passagers d’un aérostat fuyant la guerre s’écrasent sur une île mystérieuse. Menés par le professeur Alizarine, un savant quasi-omniscient, ils se réfugient dans un arbre titanesque et commencent à explorer leur environnement.

Mystérieuse : matin, midi et soir est tirée de L’Île mystérieuse de Jules Verne. Je n’ai pas lu le roman, je connais mal de Jules Verne dont j’ai surtout vu des adaptations. Mystérieuse : matin, midi et soir est apparemment relativement fidèle au niveau de la trame narrative. Les personnages et le contexte ont par contre été transformés. Sans spoiler et en lisant le résumé du livre d’origine, je remarque notamment que le domestique noir est devenu un lapin extraterrestre, que l’histoire a été projetée dans le futur et que Jean-Claude Forest a ajouté une jeune fille à qui il a donné un rôle important.
Pour le lecteur adulte que je suis qui ne s’intéresse pas à Jules Verne, c’est assez barbant. C’est très prévisible, les héros sont clichés (le summum étant l’insupportable professeur je sais tout Alizarine) et c’est beaucoup trop verbeux. Ah et quitte à transformer le serviteur noir en lapin de l’espace, l'auteur aurait pu se passer du phrasé raciste comme « Missié docteur ». Hop ça dégage, ça fera de la place dans mes étagères BD.


Articles
« The Laws of Compassion » de Beatrice Bodart Bailey (Monumenta Nipponica, 40(2), 1985, p.163-89)
Comme expliqué dans ma critique de Mito Kômon Manyuki, à partir de 1680, le shôgun Tsunayoshi Tokugawa émet des lois contre la cruauté envers les êtres vivants, les Shôrui Awaremi no Rei. Elles ont suscité de nombreuses critiques et moqueries des historiens japonais, et Tsunayoshi Tokugawa a été surnommé le « shôgun chien ». La chercheuse Beatrice Bodart Bailey a été parmi les premières à réhabiliter le règne de Tsunayoshi Tokugawa, à travers cet article puis dans son livre The Dog Shogun: the Personality and Policies of Tokugawa Tsunayoshi (2006).

« The Laws of Compassion » présente d’abord les sources à l’origine de l’image négative communément admise du shôgun. Ces sources sont peu fiables, elles ne prétendent pas à une quelconque historicité et sont plus œuvres de romancier ou de caricaturiste. Elles ont souvent été écrites par des personnes ayant intérêt à dénigrer Tsunayoshi Tokugawa, parfois de nombreuses années après sa mort. Tsunayoshi Tokugawa était un shôgun un peu particulier : quatrième fils du dirigeant précédent, il n’aurait jamais dû accéder au pouvoir et n’avait pas été formé aux arts de la guerre ou à la direction d’un royaume. C’était un lettré, plutôt pacifiste, qui avait conscience des problèmes liés à la très forte augmentation de la population au cours du XVIIe siècle (accroissement de 50% à plus de 100% selon les estimations). La situation était particulièrement critique à Edo, devenue capitale en 1603 et dont le nombre d’habitants avait été multiplié par plus de 10, passant d’environ 60 000 en 1600 à plus d’un million en 1700.
Dès le début de son règne en 1680, Tsunayoshi Tokugawa édictent des lois en faveur des plus pauvres. Elles touchent à la protection des mineurs, à la fourniture de nourriture et d'abris aux mendiants et vagabonds, à l’amélioration des conditions dans les prisons et à la prise en charge des voyageurs malades. Il demande par ailleurs à ses intendants dans les provinces de se préoccuper du bien-être du peuple, en les protégeant de la faim et du froid, et de ne pas abuser de leur autorité. En parallèle, les premières lois pour la protection des animaux sont ordonnées. Elles concernent tout d'abord les chevaux et sont plutôt bien reçues, ceux-ci étant indispensables aux samouraïs. Viennent ensuite des interdictions de chasse et de pêche sans autorisation, et des interdictions de consommation de serpents, de lézards et d’animaux morts de causes naturelles. Plus que des mesures de compassion envers les êtres vivants, ces réglementations visent à ne pas épuiser les ressources écologiques et à améliorer l’hygiène dans un contexte de forte hausse de la densité dans certaines zones. Ces restrictions ont d’ailleurs été conservées après la mort de Tsunayoshi Tokugawa.
Arrivent les lois les plus polémiques, celles sur les chiens. Traditionnellement, les chiens étaient élevés par les samouraïs. Les chiens de race étaient fort prisés et les samouraïs géraient leur élevage à leur guise, jetant à la rue les animaux qu’ils ne souhaitaient pas garder. Les chiens errants généraient de nombreux problèmes et étaient maltraités par la population, tués cruellement ou mutilés. Le shôgun émit une loi exigeant de ne plus maltraiter les chiens, de les nourrir s’ils étaient affamés et obligeant les propriétaires à les enregistrer afin d’avoir un suivi et un contrôle. Les samouraïs prirent très mal cette restriction de leurs prérogatives et ignorèrent largement la loi. Il y eut très peu de condamnations, et Beatrice Bodart Bailey montre que les rares cas montés en épingle par quelques lettrés à l’époque constituèrent des exceptions et non la règle. Les gens du peuple, par contre, prirent peur et ne tuèrent plus les chiens errants. Pour eux, toute infraction à une loi shôgunale signifiait la mort. Le résultat fut une explosion du nombre de chiens errants. Le problème devint tel que le shôgun dut mettre en place à Edo un système de chenil publics afin de les confiner, financé par une taxe payée majoritairement par les samouraïs.

Je ne connais pas du tout cette période de l’Histoire japonaise. Elle est souvent utilisée au cinéma car c’est sous le règne de Tsunayoshi Tokugawa qu’eut lieu la vengeance des 47 rônins. Mais je n’avais jamais entendu parler de ces lois contre la cruauté envers les êtres vivants. Le travail de Beatrice Bodart Bailey est très bien documenté, il est apparemment apprécié et toutes les critiques sont positives. J’ai trouvé particulièrement intéressant la façon dont s’est construite l’image négative du shôgun. Alors que la raison d’être militaire des samouraïs avait disparu et que les citadins des autres classes gagnaient en importance, Tsunayoshi Tokugawa essaya de modifier la société dans un sens peu favorable aux samouraïs. Ils ne l’apprécièrent guère et le dénigrèrent dans leurs écrits. Or, à quelques rares exceptions près, ce sont les seuls textes qui nous restent de cette époque. Les samouraïs de basse condition se vengèrent également : obligés d’appliquer des lois les rabaissant, d’aider les démunis, de courir après les animaux, voyant leur liberté d’agir à leur guise réduite, ils appliquèrent les règles de façon bête et méchante sur le petit peuple. Ils firent preuve d’excès de zèle et passèrent leurs nerfs sur les pauvres hères qui bousculaient un chien ou pêchaient des poissons sans autorisation. Sans tomber dans un révisionnisme bas du front, il faut donc toujours être vigilant avec l’Histoire établie en se demandant d’où viennent les sources et quelles sont leur fiabilité.


Revues
Les Cahiers du cinéma n°166-167 – Mai-Juin 1965
Je n’ai lu que le dossier Japon de ce numéro. Il comporte :
• une lettre de Yoda Yoshikata, scénariste de 25 films de Kenji Mizoguchi ;
• une analyse critique de Cochons et Cuirassés (1961) de Shohei Imamura ;
• une table ronde avec quatre réalisateurs montants : Nagisa Oshima, Susumu Hani, Kirio Urayama et Hiroshi Teshigahara ;
• une conversation avec Teinosuke Kinugasa sur le cinéma des années 20 ;
• et un bilan économique du cinéma japonais en 1964.
J’ai récupéré le numéro au départ pour la conversation avec Teinosuke Kinugasa, mentionnée dans un article que j'ai chroniqué récemment sur les débuts du cinéma japonais. J’ai finalement lu tout ce qui concernait le Japon. Excepté la critique de Cochons et Cuirassés, Imamura n’étant pas ma tasse de thé, j’ai apprécié tous les textes. Le portrait que dresse Yoda Yoshikata de Mizoguchi montre un homme dur avec ses collaborateurs et peu compréhensif. On sent le tiraillement de Yoda Yoshikata entre l’admiration qu’il voue au maître et la difficulté qu’il a eu à travailler avec lui toutes ces années. La table ronde réunit quatre réalisateurs aujourd’hui respectés, les plus connus en France étant Teshigahara et surtout Oshima. La façon dont ce dernier répond modestement aux questions est assez étonnante compte tenu des autres entretiens que j’ai pu lire de lui. Je note aussi le respect qu’ils portent tous à l’époque à Kurosawa, qui deviendra un peu la référence à abattre par la suite, et leur rejet de la Nouvelle Vague française, pas assez politisée. La conversation avec Teinosuke Kinugasa tient ses promesses, c’est un témoignage précieux sur un cinéma presque totalement disparu, celui des années 10 et du début des années 20 (il doit rester de nos jours moins d'une dizaine de bobines datant d'avant 1923). Le bilan économique du cinéma japonais en 1964 dresse un tableau sombre pour les sociétés de production, qui ont vu les entrées s’effondrer au début des années 60 et qui doivent équilibrer leur bilan avec des activités annexes.
Il faudra que je regarde si d’autres vieux numéros des Cahiers comportent des articles de ce genre sur le cinéma japonais : ils offrent une vision originale et des entretiens avec des professionnels parfois oubliés.


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