Films vus en compagnie
Looking for Eric de Ken Loach (2009)

Vers la fin des années 2000, les frères Cantona avaient en tête l’histoire d’un fan qui perdait tout pour suivre Eric Cantona au moment de son transfert de Leeds à Manchester United. Eric Cantona fut mis en contact avec Ken Loach, qui accepta de travailler avec le footballeur mais proposa avec son scénariste Paul Laverty un concept différent. Le résultat est du pur Ken Loach dans sa veine légère et optimiste, un feel-good movie sur le football, la reconstruction et l’amitié plutôt que sur les conséquences du libéralisme sur la classe ouvrière. Eric Cantona est un personnage assez fascinant, doté d’une aura qui allait au-delà des terrains de sport, et qui conservait dans les années 2000 une place particulière dans le cœur des supporters historiques de Manchester United. Il est ici parfaitement exploité, il joue bien et pratique l’autodérision, citant des proverbes imaginés par Paul Laverty qu’il aurait pu inventer lui-même. Cela permet d’excuser la relative naïveté de l’ensemble, c’est un des Ken Loach les plus distrayants à défaut d’être un des plus marquants ou engagés.
The Doom Generation de Gregg Araki (1995)

The Doom Generation est le second volet de la trilogie de l’apocalypse adolescente. Par rapport à son prédécesseur, il a bénéficié d’un budget de 800 000 dollars qui a permis à Gregg Araki de recruter une équipe de professionnel et de tourner en 35 mm. Projeté dans une version intégrale à Sundance en janvier 1995, il fut charcuté d’une dizaine de minutes contre l’avis du réalisateur lors de la distribution pour obtenir une certification R. J’ai pu récupérer la restauration de 2023 qui a rétabli le montage d’origine.
Gregg Araki est fan de John Waters, qu’il dit être une de ses sources d’inspiration. Cela ne m’avait pas sauté aux yeux dans Totally F***ed Up (1993). C’est en revanche flagrant dans The Doom Generation, avec son côté très camp, souvent vulgaire, plein de sexe et de violence, tellement extrême que cela en devient volontairement ridicule. Sachant que je n’aime pas John Waters et que la trame de The Doom Generation évoque Natural Born Killers d’Oliver Stone (1994) que j’avais profondément détesté, autant dire que The Doom Generation n’était clairement pas pour moi.
Party Girl de Daisy von Scherler Mayer (1995)

Party Girl marque les débuts derrière la caméra de Daisy von Scherler Mayer, qui se recycla dès le milieu des années 2000 dans la mise en scène d’épisodes de séries à la mode (Mad Men, Orange is the New Black, The Walking Dead, Yellowjackets…). Sur Party Girl, elle a corédigé le scénario et le script, et a engagé sa mère Sasha von Scherler pour le rôle de Judy. Premier film américain diffusé légalement et en exclusivité sur internet le 3 juin 1995, il eut un joli succès à sa sortie et devint culte par la suite. J’ai du mal à comprendre pourquoi. Mary est horripilante et son développement psychologique est invraisemblable. Elle intègre le système de Dewey en quelques heures et se transforme soudain en une super bibliothécaire capable de dénicher des titres ultra pointus. Son caractère change radicalement d’une séquence à l’autre, ses ami·e·s sont aussi énervant·e·s qu’elle et ça a été difficile d’aller au bout.
Films vus seuls
特急にっぽん [Tokkyû Nippon] de Yûzô Kawashima (1961, Romance Express)

Au moment de son inauguration en novembre 1958, le Limited Express Kodama fut une révolution, permettant de relier Tôkyô à Ôsaka en moins d’une journée avec quelques arrêts sur le chemin, en 6h50 avec des pointes à 160 km/h. L’écrivain Bunroku Shishi imagina une histoire se déroulant dans ce train, publiée dans l’hebdomadaire Shûkan Shinchô entre janvier et octobre 1960. Elle fut rapidement adaptée au cinéma par la Tôhô avec la star Frankie Sakai (Kiichi). Le studio confia la tâche à Yûzô Kawashima, habitué à travailler avec la vedette. Côté féminin, Reiko Dan (Sayoko) se dispute les faveurs de Kiichi avec Yumi Shirakawa (Imadegawa). Recrutée par la Tôhô en 1956, Yumi Shirakawa fut surnommée la Grace Kelly japonaise en raison de son aura glamour. Outre des tokusatsu, elle apparut essentiellement dans des comédies ou des drames qui ne se sont guère exportés, comme la série des Sazae-san. Les spectateurs occidentaux pas intéressés par la SF ne l’ont probablement aperçue que dans Dernier Caprice d’Ozu (1961) ou dans Une femme dans la tourmente de Naruse. Après son mariage en 1964, elle s’orienta vers la télévision.
J’ai toujours peur quand je vois Frankie Sakai en tête d’affiche, promesse d’humour peu subtil. Dans Tokkyû Nippon, il est assez sobre sauf dans une scène slapstick pas drôle vers la fin. Il est de toute façon noyé dans la multitude de personnages et de sous-intrigues, avec des dialogues enlevés et sans temps mort. On est dans un type de récit apprécié des Japonais, les coulisses d’une activité de services avec des rivalités entre les employés, en particulier entre les serveuses de première et de deuxième classe, ce qui ne doit pas empêcher de satisfaire le client. Si ça ne propose rien de neuf, c’est correctement mené et ça nous plonge dans une époque révolue.
El vampiro de Fernando Méndez (1957, Les proies du vampire)

El vampiro est un des plus grands succès de Fernando Méndez, un film culte produit un an avant Le cauchemar de Dracula de Terence Fisher (1958) et qui influença notamment Jean Rollin. La photographie est magnifique, un noir et blanc contrasté souvent plongé dans l’obscurité, et le manoir délabré de studio recèle son lot de toiles d’araignées et de passages secrets. Le duo formé par Ariadna Welter (Marta) et Abel Salazar (Enrique), également producteur, est terne, éclipsé par les deux vils vampires incarnés par Germán Robles et Carmen Montejo. La trame est ultra conventionnelle et prévisible, El vampiro vaut surtout pour son ambiance et ses décors. En dépit de son statut de précurseur et de sa technique solide, il ne mérite pas selon moi les éloges qui trainent sur internet. Il cartonna au box-office et engendra un second volet, El ataúd del vampiro (1958), injustement mal-aimé.
El ataúd del vampiro de Fernando Méndez (1958, Le retour du vampire)

El ataúd del vampiro est la suite du classique El vampiro (1957), toujours produit par Abel Salazar et avec le trio Marta/Enrique/Duval. Pas de manoir gothique par contre, on est dans un environnement urbain, avec une superbe photographie qui joue cette fois avec les éclairages et évoque l’expressionnisme. Abel Salazar interprète un Enrique très différent de celui d’El vampiro, un couard pas malin qui sert de comic relief. L’acteur s’éloigne ici de son rôle habituel de héros droit et courageux et s’avère plutôt convaincant, avec une ou deux scènes qui m’ont amusé. El ataúd del vampiro est généralement sous-évalué par rapport à El vampiro et c’est fort dommage. Si la conclusion est effectivement nase, il est plus atypique, se démarquant du schéma traditionnel du genre, l’humour est correctement dosé, il y a quelques séquences d’épouvante impressionnantes et il est plus dynamique que son prédécesseur. Je pense que son second degré le dessert, les critiques préférant les œuvres sérieuses. Pas moi.
Le fantôme du Moulin-Rouge de René Clair (1925)

Longtemps considéré perdu, Le fantôme du Moulin-Rouge a été restauré par Lobster Films en 2019. Ils ont tenté de s’approcher du montage d’origine avec une reconstitution du teintage et des intertitres à partir d’une copie incomplète de la Cinémathèque française et d'un contretype du British Film Institute remonté pour le marché anglophone. A l’instar de ses deux opus précédents, Entracte (1924) et Paris qui dort (1925), Le fantôme du Moulin-Rouge se situe dans le registre du fantastique, avec de nombreuses recherches visuelles et des trucages à la Méliès. Il jouit d’une réputation peu flatteuse et est souvent survolé dans les biographies consacrées à René Clair. Sa faiblesse se confirme rapidement, avec une ennuyante première moitié mélodramatique. L’arrivée du surnaturel et d’un brin d’humour égayent la seconde moitié, le personnage de Degland incarné par Albert Préjean prenant davantage d’importance. Ça ne méritait toutefois pas 1h44 de métrage, Méliès en faisait autant en quelques minutes vingt ans auparavant.
A noter que j’ai vu Le fantôme du Moulin-Rouge accompagné d’une musique électronico-acoustique moderne et psychédélique du groupe Living Ruins. Elle renforce le climat de mystère, l’atmosphère inquiétante et dramatique du récit, et s’accorde aux images expérimentales. Elle mine en revanche les touches de comédie, leur donnant un aspect désespéré sans doute loin des intentions de René Clair.
L'invenzione di Morel d’Emidio Greco (1974, L'invention de Morel)

L'invention de Morel est tiré du court roman éponyme de l'écrivain argentin Adolfo Bioy Casares paru en 1940, que je viens de lire pour l’occasion. Il avait déjà fait l’objet d’un téléfilm français de Claude-Jean Bonnardot en 1967 et a probablement servi d’inspiration à L'année dernière à Marienbad (1961), en dépit des dénégations du scénariste Alain Robbe-Grillet qui admettait pourtant connaitre et apprécier le texte. A l’inverse de la version de 1967 et du livre, il n’y a pas la voix du narrateur, on ne sait pas qui est l’individu débarqué sur l’île ni pourquoi il est arrivé là. Le spectateur est perplexe et comprend progressivement ce qu’il se passe. Cela donne un côté assez expérimental, sans dialogue, dans des intérieurs art déco et des paysages maltais désolés accablés par un soleil aveuglant. Cela demeure néanmoins bien plus digeste que le philosophico-métaphysico-soporifique L'année dernière à Marienbad. Il y a des longueurs, notamment dans la dernière partie une fois qu’on a capté de quoi il en retourne, le rythme est lent et on reste volontairement extérieur à l’histoire, sans implication émotionnelle. Si on n’entre pas dans le trip, on risquera de trouver le temps long. J’ai pour ma part plutôt accroché, surtout quand je compare à L'année dernière à Marienbad que j’avais détesté.
Прикосновение [Prikosnoveniye] d’Albert S. Mkrtchyan (1992, Frôlement)

Frôlement est un film de fantômes russe très fauché, qui développe dans son premier tiers une ambiance oppressante, avec un flic qui refuse de croire au surnaturel et qui se heurte à une série de phénomènes inquiétants. On s’enlise ensuite dans une romance tragique qui ne bascule jamais vraiment dans l’horreur par manque de moyens. L’abus de fisheye et la stagnation de l’intrigue finissent par lasser, je me suis ennuyé et j’ai du mal à comprendre les critiques élogieuses qui trainent sur internet.
Le revolver aux cheveux rouges de Denise & Frédéric Geilfus (1974)

Le revolver aux cheveux rouges est l’unique long métrage de Denise et Frédéric Geilfus, issus de la publicité et des documentaires industriels. Pensant au départ réaliser un scénario original, ils furent contraints de s’orienter vers une adaptation pour bénéficier du financement du ministère de la Culture. Ils se dirigèrent vers Manalive de G. K. Chesterton paru en 1912 dont ils appréciaient l’humour et le potentiel surréaliste. Ils transposèrent librement le récit dans la Belgique des années 70 en gardant la structure en deux parties : le fantasque Innocent Smith introduit un grain de folie et de liberté à une famille complexée puis est accusé des pires atrocités par les autorités. Bouleversant les conventions, son irruption provoque la transition du noir et blanc à la couleur. C’est une des excentricités techniques de cette œuvre légère conçue pour jouer sur les couleurs, le montage, les images (avec pas mal de nudité gratuite). La narration est lâche, sans héros, il y a un faux rythme et peu d’enjeux. Cela gagne en cohérence et en dynamisme dans la seconde partie, parodie de film policier. Le résultat est curieux, cela m’a laissé dubitatif sans que ce soit fondamentalement désagréable.
A noter qu’il existe deux montages, un premier intitulé Manalive ou Trois dames pour un fou projeté en 1972-1973, et un second plus court avec un pré-générique à la Terry Gilliam période Monty Python, Le revolver aux cheveux rouges, qui est à présent le seul disponible.
Livres
Le Conte des contes de Giambattista Basile (Circé, 2022), 493 p.

Le Conte des contes, aussi appelé Pentamerone (= cinq jours), est un recueil de cinquante contes napolitains du poète et courtisan Giambattista Basile, publié par sa sœur à titre posthume en cinq volumes entre 1634 et 1636. S’il ne prétend pas avoir collecté des récits populaires de son temps, l’auteur propose dans les faits une compilation de contes traditionnels qui suivent les schémas typiques du genre. On retrouve sous des dénominations inhabituelles de nombreux classiques dans leur variante la plus ancienne, notamment Cendrillon (La Chatte des cendres, journée I-6) ; Raiponce (Fleur-de-persil, journée II-1) ; Le Chat botté (Cagliuso, journée II-4) ; La jeune fille sans mains (Penta-la-manchote, journée III-2) ; La Belle au bois dormant (Soleil, Lune et Thalie, journée V-5) ; Le petit Poucet (Nennillo et Nennella, journée V-5)…
Quelle qu’était l’intention initiale, les livres plus illustres de Perrault ou des frères Grimm furent rapidement destinés aux enfants et, chez les Grimm, retravaillés pour supprimer les passages moralement douteux ou trop violents. Le Conte des contes visait au contraire à amuser les courtisans lettrés. Bien qu'il conserve une tournure morale (datée et très discutable), il est souvent grivois et vulgaire, plein de grossièretés et porté sur le sexe de façon explicite. Les enfants insultent les parents, les princes ou les rois violent les héroïnes, Dieu ou l’église sont remarquablement absents. Si ces versions trash de textes célèbres sont fascinantes pour le passionné de contes que je suis, je précise qu’elles sont régulièrement misogynes et parfois racistes, et qu’il ne faut pas les mettre entre toutes les mains.
L’influence du Conte des contes sur ses successeurs est difficile à établir. Traduit en allemand et en anglais au milieu du XIXe siècle, il a fallu attendre 1995 pour une traduction française intégrale. Les Grimm connaissaient néanmoins l’ouvrage et certains chercheurs supposent que cela pouvait également être le cas de Perrault via Jean Mabillon. C’est quoi qu’il en soit un incontournable pour ceux qui s’intéressent à l’Histoire des contes européens.
Shubeik Lubeik de Deena Mohamed (Steinkis, 2024), 528 p.

J’avais entendu parler de Shubeik Lubeik il y a deux ans grâce à M. Martin qui en faisait une critique enthousiaste. Il a été conçu par une jeune dessinatrice égyptienne, Deena Mohamed, qui a débuté à 18 ans avec le webcomic Qahera. Il fut publié en arabe en trois parties en 2018, 2019 et 2021, regroupées en un tome et traduites en anglais en 2023 et en français en 2024. La partie 1 porte sur Aziza, une femme pauvre qui se heurte à une administration kafkaïenne et dictatoriale, réquisitoire implicite contre l’Etat égyptien contemporain, avec des réflexions sur la perte et le regret. La partie 2 suit le quotidien de Nour, un étudiant aisé qui a tout pour être heureux et qui sombre pourtant dans la dépression. La partie 3 se focalise enfin sur Shokry et sur son amie Shawqia. Elle se penche sur la question des principes et de la foi, sur la modernité et sur les choix que l’on fait dans la vie.
Chaque histoire dévoile un pan de la société égyptienne et de ses évolutions récentes à travers des personnages attachants. Deena Mohamed varie les techniques de dessin et les thèmes pour élaborer un univers fantastique extrêmement riche, cohérent et original, où les vœux auraient remplacé le pétrole comme ressource naturelle du monde arabe. Les récits se distinguent profondément les uns des autres même si j’avoue une préférence pour les malheurs d’Aziza et de Shawqia tandis que les tergiversations de Shokry m’ont un peu agacé. C’est quoi en tout cas impressionnant pour une autrice de son âge et probablement la meilleure BD que j’ai lue depuis Charlie Chan Hock Chye : une vie dessinée de Sonny Liew.
L'invention de Morel d’Adolfo Bioy Casares (10/18, 2022), 118 p.

Venant de voir l’adaptation italienne d’Emidio Greco, j’étais curieux de lire ce court livre d’une centaine de pages. Adolfo Bioy Casares fut un écrivain argentin ami de Jorge Luis Borges, méconnu en France en dehors de L'invention de Morel, son premier ouvrage paru en 1940. Disons-le dès à présent, ce que j’avais ressenti devant le film se confirme, L'invention de Morel a clairement servi d’inspiration à L'année dernière à Marienbad (1961) quoi qu’en dise Alain Robbe-Grillet avec une forte dose de mauvaise foi dans Les Cahiers du cinéma n°123 en septembre 1961. En voyant les nouveaux venus danser sur la colline, le héros songe ainsi aux « estivants installés depuis longtemps à Los Teques ou à Marienbad » (page 13). Quand on combine cela aux énormes similarités entre les deux récits, c’est un peu gros pour n’être qu’un hasard.
A part ça, j’ai été globalement déçu. Le concept était certes original pour la période et est correctement amenée. C’est toutefois trop bavard, compte-rendu d’un journal intime qui s’enlise dans les descriptions d’une adoration pour une femme distante idéalisée, avec une progression affreusement lente malgré la brièveté du bouquin. Le film d’Emidio Greco était plus captivant, le réalisateur ayant eu la bonne idée de ne pas ajouter de voix-off et de laisser le spectateur se débrouiller avec ce qu’il devine de la situation. Les images permettaient de s’affranchir du long monologue, renforçant le sentiment de solitude. Dans les deux cas en revanche, l’intérêt décroit une fois qu’on dispose de tous les éléments et la conclusion, différente entre le long métrage et le texte, est ratée. Je conseillerai donc davantage la transposition sur grand écran de 1974 que le roman.
Revues
Les Cahiers du cinéma n°824 – Octobre 2025

Côté patrimoine, il va falloir que je récupère Obsession d’Edward Dmytryk, un film noir britannique de 1949 ; et que je vois Tiger in the Smoke (1956) que j’ai en DVD depuis de nombreuses années. Je signale en outre une rétrospective cinéma muet japonais à la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé qui a débuté le 08/10/2025, avec pas mal de raretés même s’il n’y a qu’un seul long métrage que je n’ai pas vu.
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