Films vus en compagnie
They Cloned Tyrone de Juel Taylor (2023, Ils ont cloné Tyrone)

La production Netflix They Cloned Tyrone démarre sur les chapeaux de roue avec trente excellentes premières minutes pendant lesquelles Juel Taylor s’amuse à égarer le spectateur, que ce soit dans l’atmosphère qu’il installe, mélange d’horreur à la Body Snatchers et d’humour à travers un couple de sidekicks rigolos et une satire de thèses complotistes ; ou dans les décors, collage de diverses époques avec des costumes tirés de vieux blaxploitations, une technologie années 80/90 et des références contemporaines. La suite n’est pas du même acabit et, une fois l’énigme partiellement résolue à mi-parcours, on s’enlise et on glisse doucement vers le n’importe quoi. Cela reste agréable car c’est pêchu et il y a une bonne synergie entre les trois pieds nickelés Fontaine, Slick et Yo-Yo. Mais They Cloned Tyrone aurait gagné à être davantage resserré et à creuser la veine sombre du début sans se prélasser dans la grosse farce inoffensive.
武俠 [Wu xia] de Peter Ho-Sun Chan (2011, Swordsmen)

Wu xia est un hommage de Peter Ho-Sun Chan et Donnie Yen au classique Un seul bras les tua tous (1967) de Chang Cheh, fer de lance du yanggang qui métamorphosa le cinéma d’action hongkongais. Il reprend le traditionnel duo de braves, adversaires puis compagnons luttant contre un super méchant. Ce dernier est incarné par Jimmy Wang Yu, le mythique acteur d’Un seul bras les tua tous ou du Bras de la vengeance (1969), également réalisateur de fascinants délires fleurtant avec le nanar à l’image du fameux Bras armé de Wang Yu contre la guillotine volante (1976). Wu xia ne révolutionne rien, le scénario est ultra convenu et Peter Ho-Sun Chan enchaîne les ralentis inutiles et les plans classes. Ça m’a néanmoins fait plaisir de revoir Donnie Yen dans un rôle à sa mesure, ainsi que Takeshi Kaneshiro qui délaisse les plateaux depuis une quinzaine d’années et qui joue ici un investigateur trop sûr de lui. Si on ajoute de somptueux paysages et des scènes de baston dynamiques, Wu xia remplit son contrat d’honnête distraction avant d’entamer une semaine de boulot.
Men d'Alex Garland (2022)

Men débute comme un folk horror oppressant façon The Wicker Man (1973), où l’héroïne débarque dans une communauté plutôt hostile et tombe sur des symboles paganistes liés à la fécondité et à la nature. La singularité est qu’Harper ne croise que des hommes, qui sont tous des variations d’une masculinité toxique et qui la renvoient à son ex-époux dont la mort violente l’a traumatisée et culpabilisée. Cette première heure est réussie, instaurant un climat étrange et menaçant, un sentiment de malaise fondé sur une accumulation d’incidents troublants. Malheureusement, à la manière d’Annihilation (2018), Alex Garland se dit sans doute que tout ceci est excessivement sobre, sérieux et compréhensible. Son objectif étant d’« initier une discussion à un niveau subconscient en décuplant les interprétations possibles » (Mad Movies n°361 de juin 2022), il obscurcit son propos, néglige des pistes ouvertes précédemment et termine sur du body horror numérique grand guignol et cradot inspiré de L’attaque des titans. J’ai détesté cette fin fumeuse, assez typique d’un certain cinéma fantastique intello d’A24, producteur de Men. C’est dommage car le reste était très bien.
Scream VI de Matt Bettinelli-Olpin & Tyler Gillett (2023)

Cela fait longtemps que, sous couvert d’une supposée impertinence référentielle, la série des Scream se complait dans la facilité et ne se distingue plus d’un quelconque slasher flemmard. Seul un affreux complétisme nous a poussé à nous infliger ce sixième volet. Trop long, avec un discours meta qui tourne à vide et une dernière demi-heure ridicule, ce Scream VI est aussi fade qu’escompté. Le pire est que je verrai probablement le VII s’ils le sortent un jour.
The Car de Elliot Silverstein (1977, Enfer mécanique)

Echec critique et public en 1977, The Car a gagné avec l’âge une jolie réputation auprès des fans de cinéma de genre. Difficilement classable, il continue à être considéré comme un navet voire un nanar par certains. Il offre pourtant davantage que son synopsis le laisse soupçonner. La mise en scène fut confiée à Elliot Silverstein, réalisateur hétéroclite venu de la télévision. Capable de passer d’épisodes de The Twilight Zone aux westerns parodique Cat Ballou (1965) ou réaliste Un homme nommé cheval (1970), il combina dans The Car des éléments de western, de drame et de fantastique. Le scénario initial, excessivement chrétien et explicite, fut repensé pour lui donner de l’ambiguïté et instaurer un climat menaçant, excepté dans sa conclusion en rupture.
Si The Car évoque au départ Duel (1971) et Les dents de la mer (1975), il s’en différencie rapidement en se concentrant sur le quotidien d’une bourgade tranquille et sur une galerie de personnages, le vieux shérif amoureux d’une femme battue par son époux, un adjoint divorcé qui n’ose avouer à ses filles qu’il souhaite se remarier avec une de leurs enseignantes, un second qui a des problèmes d’alcool et ne boit plus depuis deux ans, un troisième d’origine indienne qui subit en permanence des insultes racistes… Elliot Silverstein installe posément son cadre et son décor dans les magnifiques paysages de l’Utah autour de Zion, qu’un dangereux ennemi vient perturber. En dépit de lenteurs, d’une course-poursuite en accélérée un peu risible et d’une fin ratée, The Car est une distrayante bizarrerie, qui n’hésite pas à décimer son casting sans sentimentalisme. Il y a des séquences horrifiques fort réussies (il ne faut d’ailleurs pas regarder la bande-annonce qui spoile à mort) et de beaux moments de tension. Sans s’attendre à une merveille, c’est un film à découvrir pour les amateurs, qui se démarque du tout-venant de l’époque. A noter une utilisation angoissante du Dies Irae présent dans le cinquième mouvement de La symphonie fantastique de Berlioz trois ans avant The Shining (1980).
The Amusement Park de George A. Romero (1975)

Produit en 1973 par la Lutheran Service Society of Western Pennsylvania pour sensibiliser les Américains aux discriminations envers les personnes âgées, The Amusement Park fut tourné en trois jours dans le parc West View aujourd’hui disparu avec une distribution majoritairement bénévole et amateur. Le résultat choqua les commanditaires et le moyen métrage fut entreposé sur une étagère jusqu’à son exhumation en 2017. Elevé abusivement au rang de joyau méconnu par les fans de Romero à sa ressortie en 2021, The Amusement Park intéressera surtout les inconditionnels qui y analyseront les liens avec le reste de son œuvre. Le manque d’intrigue et de dialogues et le moralisme ambiant rebuteront en revanche le profane. S’il y a indéniablement une atmosphère glauque et des images malaisantes, par exemple les deux jeunes qui contemplent leur avenir abominable ou le héros harcelé par la foule, cela est insuffisant et The Amusement Park est dispensable. Pour l’anecdote, Lincoln Maazel, l’interprète principal qui apparaîtra également dans Martin (1977), ne décèdera qu’en 2009 à 106 ans.
Films vus seuls
Волшебное зерно [Volshebnoye zerno] de Fyodor Filippov & Valentin Kadochnikov (1942, The Magic Seed)

Volshebnoye zerno est réalisé par deux anciens élèves de la VGIK. Ils eurent notamment pour professeur Sergueï Eisenstein, dont ils s’inspirèrent pour le rôle du grand-père Omniscient. Valentin Kadochnikov était le plus prometteur des deux mais, de santé fragile, il mourut dans un kolkhoze quelques mois après la sortie du film. Fyodor Filippov eut davantage de chance et continua une carrière plutôt terne. Fusion soviétique improbable entre Le magicien d’Oz (1939) et L’oiseau bleu (1940), Volshebnoye zerno est une curiosité entamée avant la guerre contre l’Allemagne en 1941 et achevé pendant les évacuations. L’acteur qui incarne le Maître, Ivan Pereverzev, dut ainsi être remplacé par un collègue, Sergueï Stoliarov, dans les ultimes séquences.
Volshebnoye zerno n’a clairement pas les ressources de ses concurrents hollywoodiens. Les effets spéciaux sont rustiques, mélange de mauvaises incrustations, de maquettes, de décors en mousse, et de costumes et maquillages diversement convaincants. Cela crée un charme suranné pas désagréable et la première moitié est sympathique quoique mollassonne. Dans la seconde moitié, les deux enfants se séparent : le garçon assume la charge du héros valeureux qui s’élance pour affronter l’affreux Kara-Mor dans une aventure grandiloquente ; sa sœur protège la graine plantée et est contrainte de supporter un méchant rigolo pénible. C’est toujours aussi mou et je me suis gentiment ennuyé. Je l’ai vu avec des sous-titres anglais approximatifs, possiblement traduits automatiquement de l’allemand, ce qui n’a pas aidé. La quasi-absence de propagande fut néanmoins appréciable.
新吾十番勝負 第一部/新吾十番勝負 第二部 [Shingo jûban shôbu daiichibu/Shingo jûban shôbu dainibu] de Sadatsugu Matsuda & Shigehiro Ozawa (1959, Shingo’s Original Challenge part 1/Shingo’s Original Challenge part 2)

Shingo jûban shôbu est un roman en quatre tomes de Matsutarô Kawaguchi publié initialement en feuilleton entre mai 1957 et juin 1959 dans le journal Asahi Shimbun. Il a donné lieu à de nombreuses adaptations sur petit et grand écran. La version qui nous intéresse ici est composée de quatre longs métrages diffusés entre mars 1959 (avant la fin de la parution du récit) et avril 1960. Ils sont suivis des trois Shingo nijûban shôbu entre janvier 1961 et juillet 1963 avant de se conclure par Shingo Bangai Shobu en 1964. A l’exclusion de Shingo jûban shôbu dainibu, tous sont dirigés par Sadatsugu Matsuda, un vétéran qui a débuté sa carrière en 1925. Fils du pionnier Shôzô Makino, il est arrivé à la Toei en 1951 où il œuvra essentiellement dans des jidai-geki sériels comme Bored Hatamoto ou les Tange Sazen avec Ryûtarô Ôtomo.
Proche de la Daiei depuis les années 40, l’écrivain Matsutarô Kawaguchi a principalement travaillé pour ce studio en tant que producteur exécutif et scénariste et il est surprenant que la Toei ait pu acheter les droits de Shingo jûban shôbu avant même son achèvement. Ils ont en tout cas mis les moyens en engageant leur star Hashizô Ôkawa pour Shingo et en mobilisant un budget conséquent pour les costumes et les décors. Malheureusement, les volets 1 et 2 ne sont disponibles que dans une compilation d’1h43, procédé couramment employé au Japon pour la ressortie des séries en plusieurs parties des années 50 que l’on a déjà croisé avec Sasaki Kojirô (1950-1951). Le 1 est compressé en 1h03 contre 1h36 au départ et le 2 en 0h40 contre 1h27. Cela se sent, on saute du coq à l’âne, il n'y a pas de répit et les aspects psychologiques sont sacrifiés aux dépens de l’action. Difficile de juger dans ces conditions, je me ferai un avis avec les épisodes 3 et 4 que j’ai récupérés en intégralité.
Haunted Honeymoon de Gene Wilder (1986, Nuit de noces chez les fantômes)

Du milieu des années 70 au milieu des années 80, les whodunit dans d’anciennes maisons lugubres étaient à la mode, inspirés de vieux classiques tels que The Cat and the Canary (1927) ou The Old Dark House (1932). Haunted Honeymoon se situe dans cette veine, Gene Wilder n’ayant utilisé que des effets visuels qui existaient dans les années 30, fabriqués sur le plateau ou grâce à la caméra. C’est la cinquième et ultime réalisation de l’acteur, énorme four au box-office qui ne resta en haut de l’affiche qu’une semaine. C’est en outre la dernière apparition à l’écran de Gilda Radner, qui était à l’époque l’épouse de Gene Wilder et qui incarne Vicky. Atteinte d’un cancer des ovaires, elle disparut en 1989 à 42 ans. Gene Wilder accusa les médecins de négligence et créa un programme de dépistage et de suivi des patientes à risques.
Malgré l’affection que je porte à Gene Wilder, également au scénario, Haunted Honeymoon est franchement nase. L’histoire ne décolle pas, il n’y a pas de folie et les blagues tombent à plat. On ne s’approche jamais de l’humour burlesque et du délicieux pastiche de Frankenstein Junior (1974) de Mel Brooks. Hormis le couple vedette, le casting est mal choisi, en particulier Dom DeLuise en tante Kate, qui remporta de façon mérité un razzie awards pour ce rôle. C’est dommage qu’à trois-quatre formidables exceptions près le talent de Gene Wilder n’ait pas été mieux exploité.
Livres
Faust Aleph Zéro de James Blish (Presses Pocket, collection « Science-Fiction / Dark Fantasy », 1992), 185 p.
Le lendemain du Jugement Dernier de James Blish (Presses Pocket, collection « Science-Fiction / Dark Fantasy », 1992), 155 p.
Le lendemain du Jugement Dernier de James Blish (Presses Pocket, collection « Science-Fiction / Dark Fantasy », 1992), 155 p.

Faust Aleph Zéro (publié en 1967 dans le magazine If) et sa suite Le lendemain du Jugement Dernier (1970 dans Galaxy) constituent le troisième volet de la trilogie After such knowledge, précédé de Un cas de conscience (1953), le bouquin de SF le plus célèbre de James Blish, et Doctor Mirabilis (1964), fiction historique apparemment bizarre. Ils furent regroupés artificiellement dans un cycle par le romancier en 1970, au moment où il prit conscience qu’ils traitaient tous du savoir. Ce sont les premiers livres de lui que je lis, je le connaissais uniquement pour sa nouvelle lovecraftienne Plus de lumière dont je n’ai aucun souvenir.
Faust Aleph Zéro et Le lendemain du Jugement Dernier, réunis par Presses Pocket dans un cycle nommé Les apprentis sorciers, pourraient être qualifiés de fantaisie occulte moderne. L’écriture est plaisante et ça se lit vite. Faust Aleph Zéro est le meilleur, il pose l’univers et les protagonistes et se termine sur un cliffhanger. Le lendemain du Jugement Dernier peine en revanche à apporter des réponses aux interrogations soulevées, l’intrigue se dilue et la conclusion est décevante. Ce n’était en tout cas pas désagréable et je tenterai à l’occasion de récupérer Un cas de conscience.
A Page of Madness – Cinema and Modernity in 1920s Japan d’Aaron Gerow (Center for Japanese Studies, The University of Michigan, collection « Michigan Monograph Series in Japanese Studies », 2008), 130 p.

J’ai déjà exposé en ces lieux mon opinion sur Aaron Gerow, un des chercheurs les plus stimulants sur le muet japonais selon moi. Contrairement à son excellent Visions of Japanese Modernity et à ce que laisse présager le titre, A Page of Madness – Cinema and Modernity in 1920s Japan ne parle guère de la société japonaise des années 20 et, sauf dans ses dix pages initiales, se focalise exclusivement sur Kurutta Ichipeiji. Ça n’en est pas moins passionnant, l’auteur nous plonge dans l’ère Taishô et, en replaçant les évènements dans leur contexte, démystifie nombre de légendes.
Il explique ainsi que Kurutta Ichipeiji ne fut pas la création d’un franc-tireur isolé sous-financé mais un travail collectif d’un cercle d’intellectuels soutenu par la Shôchiku et des institutions culturelles importantes. Le budget fut élevé pour la période et des stars participèrent à l’entreprise. Il minimise en outre le rôle de Yasunari Kawabata crédité au scénario et met en garde contre notre interprétation contemporaine car nous ne voyons pas Kurutta Ichipeiji dans les conditions de l’époque. A l’opposé de ce qu’a affirmé Teinosuke Kinugasa en interview dans les années 60-70, la projection fut systématiquement accompagnée d’un ou deux benshi, qui avai(en)t sous la main un synopsis détaillé sur lequel s’appuyer (excepté peut-être pour la presse dont les séances spéciales bénéficiaient rarement de la présence de benshi). Il manque par ailleurs un quart du métrage et Aaron Gerow soupçonne Teinosuke Kinugasa d’être à l’origine des coupures. En 1971, quand il retrouva les bobines, Kurutta Ichipeiji était invisible depuis des décennies et avait gagné la réputation d’œuvre expérimentale radicale. Il est fort possible qu’avant de le remontrer au monde, Teinosuke Kinugasa ait coupé les passages gênants, notamment les séquences dramatiques très théâtre shinpa qui avaient été critiquées en 1926 pour leur conformisme.
Sans remettre en cause l’audace de Kurutta Ichipeiji, il convient d’avoir en tête ces éléments lorsqu’on le voit aujourd’hui. Au final, même si j’ai moins accroché aux derniers chapitres où Aaron Gerow se concentre sur le fond, A Page of Madness – Cinema and Modernity in 1920s Japan s’avère être un ouvrage essentiel pour comprendre un pan du cinéma disparu à jamais, le muet japonais étant détruit à environ 99% (moins de 80 films survivants sur les 7000 diffusés en salle de la fin des années 1890 au début des années 30).
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