samedi 15 mars 2025

Carnet de bord 08/03/2025-14/03/2025



Films vus en compagnie
見鬼 [Gin gwai] de Danny Pang & Oxide Chun Pang (2002, The Eye)
Aveugle depuis l’âge de deux ans, Mun vient de subir une opération chirurgicale destinée à lui rendre la vue. Ses yeux doivent s’habituer à la nouveauté, elle voit flou pendant quelques temps et a besoin de l’aide d’un spécialiste, le docteur Wah, pour lui apprendre à discerner correctement son environnement. D’abord déroutée, elle comprend qu’elle est capable de percevoir les fantômes des personnes décédées brutalement. Tétanisée par la peur, elle referme les yeux et se claquemure dans sa chambre.

Les frères Pang sont deux chinois vivant en Thaïlande qui se firent connaître en 1999 avec le film d‘action thaïlandais Bangkok Dangerous. Pour The Eye, ils revinrent à Hong Kong avec un financement international, d’où la présence de la pop star malaysienne Angelica Lee en Mun, du chanteur hongkongais Lawrence Chou en Wah, de la Thaïlandaise Chutcha Rujinanon en double de Mun et du Singapourien Pierre Png en médecin. Les Pang s’inspirèrent de deux faits divers : une adolescente de 16 ans en parfaite santé qui se suicida après une greffe réussie de la cornée ; et l’explosion d’un camion rempli de gaz à Bangkok qui provoqua la mort de 88 personnes. Ils ajoutèrent à cela un pitch mélangeant les intrigues de Blink (1993) et du Sixième Sens (1999), avec une couche de J-Horror (surtout dans la première moitié).
Le souci est que The Eye est mou du genou et affreusement mal monté, ça ressemble la majorité du temps à un TV drama. Les apparitions ne sont pas effrayantes, les émois de Mun m’ont rapidement fatigué et je me suis ennuyé. The Eye a pourtant eu un fort retentissement à sa sortie, les frères Pang étant comparés à leurs collègues japonais. Il suscita trois suites (si on inclut The Child’s Eye de 2010), deux remakes indiens et un hollywoodien avec Jessica Alba.
A noter que le titre original est 見鬼, idéogrammes de voir et de fantôme qui, combinés, signifient enfer.


Little Women de Greta Gerwig (2019, Les filles du docteur March)
Enseignante à New York, Jo March vend des nouvelles sensationnalistes dans les journaux pour gagner un peu d’argent. Elle l’envoie à sa famille composée de ses parents et de ses trois sœurs, Meg, Beth et Amy. Meg, l’aînée, a épousé un homme pauvre et a deux enfants. Amy est en voyage en France avec leur tante, qui voudrait la marier à un bon parti. Beth a la santé fragile et est alitée. Jo, enfin, est une rebelle indépendante qui refuse de suivre les normes et voudrait devenir écrivaine. Elle se souvient de son adolescence heureuse et de sa rencontre avec leur riche voisin Laurie.

Little Women est tiré du roman éponyme semi-autobiographique en deux volumes de Louisa May Alcott, qui a déjà engendré de multiples adaptations. Les plus réputées sont celles de 1933 de George Cukor avec Katherine Hepburn (que je n’ai curieusement pas encore regardé alors que je l’ai en DVD) et de 1994 de Gillian Armstrong avec un casting impressionnant. Afin sans doute de se différencier de ses prestigieux prédécesseurs et de se focaliser davantage sur Jo et Amy adultes, Greta Gerwig positionne son récit en 1868, dans le deuxième pan du second livre, et emploie une série de flashback pour raconter l’enfance joyeuse malgré les difficultés. Je n’ai pas été convaincu par le procédé, qui diminue selon moi l’implication émotionnelle et dont le côté mécanique lasse. A part ça, c’est bien interprété, avec de jolis décors et costumes, mais c’est lisse et académique, j’avais préféré la version de 1994.


En la palma de tu mano de Roberto Gavaldón (1951, Mains criminelles)
Jaime Karin est un voyant pour dames crédules. Récupérant des informations par sa conjointe Clara qui travaille dans un salon de beauté, il persuade ses clientes qu’il est capable de lire le passé et l’avenir. Quand on lui annonce le suicide du millionnaire Vittorio Romano, qui venait d’apprendre que son épouse le trompait avec son neveu, il soupçonne immédiatement un assassinat. A l’enterrement, il sous-entend à la belle veuve Ada Romano que Vittorio le consultait et il commence à exercer son chantage. Il s’engage sans le savoir dans un engrenage infernal.

Roberto Gavaldón fut un des grands réalisateurs de l’âge d’or du cinéma mexicain des années 30 à 50. Considéré comme le maître du mélodrame, il œuvra toutefois dans de nombreux genres. Obsédé par la mort et féru d’anti-héros rejetés par la société, il puisa amplement dans le film noir ses thèmes et son style visuel, tendance renforcée par sa collaboration régulière avec le directeur de la photographie Alex Phillips qui flirta avec l’expressionisme en début de carrière.
Tous ces éléments se retrouvent dans En la palma de tu mano. A une intrigue typique du film noir, faux remake de Nightmare Alley (1947) avec une femme fatale à la Double Indemnity (1944) et un Karin qui s’enfonce inexorablement, Roberto Gavaldón adjoint une romance positive avec la douce blonde Clara et destructrice avec la méchante brune Ada. La distribution est impeccable, que ce soit Arturo de Córdova en Karin roublard, Leticia Palma en vile manipulatrice ou Carmen Montejo en brave amoureuse. En la palma de tu mano aurait gagné à être plus ramassé, l’aspect dramatique est trop appuyé et on ne s’apitoie guère sur les peines de cœur du détestable Karin. Bien qu’inférieur à la série de films noirs argentins critiqués sur ce blog ces dernières semaines, cela demeure fort recommandable.


Iris et les Hommes de Caroline Vignal (2023)
Iris mène une existence apparemment parfaite : son travail de dentiste lui plait, son mari Stéphane l’aime et ses deux filles sont de bonnes élèves. Elle est néanmoins frustrée sexuellement, n’ayant plus aucune relation avec Stéphane depuis longtemps. Sur les conseils d’une vague connaissance, elle s’inscrit à une application de rencontres sur smartphone. D’abord hésitante, elle se lance pleinement dans l’entreprise, assumant son corps et ses envies.

Si j’avais apprécié Antoinette dans les Cévennes (2020) du duo Caroline Vignal/Laure Calamy, Iris et les hommes m’a laissé dubitatif. La mise en place est amusante, avec une Laure Calamy pétillante qui découvre l’univers des rencontres en ligne. L’enchaînement de rencarts qui s’ensuit finit par lasser, le personnage d’Iris restant bloquée dans une béatitude de gamine. Elle devient même agaçante lors d’une scène gênante avec sa fille ado sur le consentement. La conclusion est gentillette, à l’image du récit convenu et inoffensif.

Body Bags de John Carpenter & Tobe Hooper (1993, Petits Cauchemars avant la nuit)
Body Bags comporte trois sketches reliés par des intermèdes artificiels dans une morgue où un médecin légiste putride examine des cadavres :
The Gas Station : Une étudiante bosse la nuit dans des stations-services pour arrondir ses fins de mois. Seule dans un box fermé, elle n’est pas rassurée, d’autant qu’un tueur fou a été signalé dans les environs.
Hair : Un cinquantenaire complexe car il perd ses cheveux. Il contacte un laboratoire révolutionnaire qui lui propose de retrouver une abondante toison.
Eye : Un joueur de baseball se crève un œil dans un accident de voiture. Un nouvel œil lui est greffé et il est assailli de visions morbides.
Jon Carpenter s’est chargé des deux premiers segments, The Gas Station et Hair, offrant le troisième à Tobe Hooper. Excepté quelques courts et téléfilms au début de sa carrière, c’était la dernière œuvre de Carpenter que je n’avais pas vue. Body Bags devait être au départ une série TV dans la lignée des Contes de la crypte qui cartonnait sur HBO. Le projet fut abandonné et les trois épisodes tournés furent regroupés en un long métrage. Pour joindre le tout, un obscur tâcheron mit en boite des séquences humoristiques avec un Carpenter déguisé en mort-vivant.
The Gas Station est du pur Carpenter années 80 avec une trame minimaliste, une héroïne face au danger, de l’action et du suspense. Rien d’exceptionnel mais c’est bien exécuté et distrayant. Hair est original, avec un scénario complètement crétin et rigolo qui montre que Carpenter était aussi capable de verser dans l’humour. Eye est le plus faible du lot, Mark Hamill joue mal, ça manque de tension et c’est ultra-prévisible. A voir pour les complétistes de Carpenter.


The Fog of War: Eleven Lessons from the Life of Robert S. McNamara d’Errol Morris (2003)
Né en 1916 et mort en 2009, Robert McNamara fut président de Ford en 1960 avant d’être embauché comme secrétaire à la Défense des Etats-Unis de 1961 à 1968 puis d’être président de la Banque mondiale de 1968 à 1981. Interviewé par Errol Morris, il revient face caméra sur sa participation à la Seconde Guerre Mondiale, à la crise des missiles de Cuba en 1962 et à la guerre du Vietnam. Errol Morris en tire onze leçons sur la conduite de la guerre.

Errol Morris est un important documentariste américain qui révolutionna le genre avec The Thin Blue Line (1988) en réhabilitant l’emploi d’éléments narratifs à une époque où le cinéma direct était la norme. Point de reconstitution dans The Fog of War, qui est uniquement composé d’un entretien pensé initialement pour une émission d’une heure sur la chaîne PBS. Devant la quantité de matériel recueilli, Errol Morris décida de construire un essai pour les salles obscures divisé en onze chapitres, réflexions politico-philosophiques autour de l’attitude à adopter par les gouvernements en temps de guerre. Il ponctue la discussion d’images d’archives, d’extraits de conversations audio et de la musique de Philip Glass.
Sur la forme, The Fog of War est époustouflant. La bande originale de Glass est géniale (c’est d’ailleurs mon premier visionnage du film en 2005 qui m’avait fait découvrir ce compositeur) et le montage des archives est brillant, générant une poésie fascinante qui dissimule les quelques longueurs durant la partie parfois un peu brouillonne sur le Vietnam. Robert McNamara, individu extrêmement habile et intelligent, déroule son argumentation sans contradicteur. Cela lui permet d’excuser largement ses agissements et de s’auto-absoudre, lui qui fut probablement un des hommes les plus détestés aux Etats-Unis à la fin des années 60. Il se positionne en sage qui médite sur ses erreurs et tente de moraliser un concept qui ne peut pas l’être : la guerre. Errol Morris, qui était ado dans les années 60 et pas fan de McNamara, s’inquiéta de la façon dont The Fog of War serait perçu. Chacun y vit ce qu’il voulait y voir, un document dévastateur pour les opposants de McNamara, une formidable leçon de réalisme politique pour d’autres. Avec le temps, l’éloignement de la guerre du Vietnam et l’incompétence des dirigeants actuels, le second point de vue tend à s’imposer. The Fog of War est dans tous les cas un incontournable qui garde sa force et sa pertinence plus de vingt ans après sa sortie.


Films vus seuls
Santo y Blue Demon vs. Drácula y el Hombre Lobo de Miguel M. Delgado (1973, Santo and Blue Demon vs. Dracula and the Wolf Man)
Le professeur Cristaldi demande à Santo, le fiancé de sa nièce Lina, de protéger sa famille contre une ancienne malédiction. Un de ses ancêtres alchimistes avait vaincu quatre siècles auparavant le vampire Dracula et son assistant loup-garou. Le comte avait promis en mourant qu’il se vengerait. Cristaldi sent que le danger guette, ignorant que Dracula a été ressuscité par un bossu cupide. Quand il est enlevé, Santo prévient la police. Elle ne le croit pas et il sollicite l’aide de son ami Blue Demon.

Santo y Blue Demon vs. Drácula y el Hombre Lobo est le second Santo réalisé par Miguel M. Delgado après le distrayant Santo vs. la hija de Frankenstein (1972), également produit par Guillermo Calderón. Pas de nudité encore une fois malgré une coupe louchasse au moment où deux personnages s’embrassent passionnément. Le long métrage s’ouvre et se clôt par des matchs de catchs curieux, qui n’ont aucun rapport avec l’histoire, tournés devant un fond unicolore sans public et avec un commentateur. Je n’avais jamais vu ça dans un Santo.
Santo y Blue Demon vs. Drácula y el Hombre Lobo est franchement décontracté, parfois à la limite de la parodie volontaire. Santo et Blue Demon sont à la ramasse, ils tombent dans tous les pièges ou sont trop absorbés dans leur partie d’échec pour s’apercevoir qu’une Lina hypnotisée s’éclipse sous leurs yeux. Elle doit d’ailleurs les secourir à deux reprises. Certaines répliques sont assez cocasses, en particulier celle-ci adressé à Santo par Blue Demon : « Cuando hablas más de diez palabras juntas, sé que estás preocupado » (« Quand tu enchaînes plus de dix mots, je sais que tu es préoccupé »). Les maquillages sont corrects, c’est bien joué et monté, avec une trame à peu près cohérente (remake non assumé selon Dave Wilt de Las mujeres panteras (1966) du même scénariste). C’est donc un Santo fort plaisant, sans doute un des meilleurs lorsqu’on connait le genre.
A noter que Carlos Suárez qui incarne le sidekick rigolo de Santo y el águila real (1973) est devenu ici le boss d’une bande de gangster, rôle qui lui convient mieux. Et on apprend que Santo est l’inventeur d’une montre émettrice qu’il a filé à Blue Demon.


Mmmm, si je bouge mon pion il risque de prendre…


Pendant que y’en a qui enquêtent, d’autres glandouillent dans le salon.


怪談おとし穴 [Kaidan otoshiana] de Kôji Shima (1968, The Pit of Death)
Dans une salle vide de l’immeuble de la Nippon Trading, une grosse société de Tôkyô, on entend durant la nuit des bruits de machine à écrire. La rumeur de l’existence d’un fantôme se répand, d’autant que Nishino, une employée de la boite, a disparu depuis des mois. Cela inquiète Haruo Kuramoto, le chef des opérations fraichement promu à la suite de son mariage avec la fille du président de la compagnie. Six mois plus tôt, il entretenait en effet une relation avec Nishino, qu’il avait prostitué pour persuader un client de signer.

Kaidan otoshiana est un exemple rare dans les années 60 de film de fantômes à l’époque moderne. Il s’inspire fortement du classique Yotsuya kaidan, reprenant le concept de l’opportuniste qui se débarrasse de sa conjointe pour épouser une riche. L’âme en peine de Nishino arbore même le maquillage habituel de Oiwa au visage abîmé par le poison. Pour la seule fois de sa carrière, Narita Mikio occupe le rôle principal, tout en conservant son registre de sale type auquel il était abonné. C’est étonnant de le retrouver à ce poste, surtout qu’on remarque au casting la présence de Eiji Funakoshi (le frère de Nishino), un comédien réputé héros de Feux dans la plaine (1959). La mise en scène fut confiée à Kôji Shima, un acteur du muet reconverti à la réalisation en 1939.
Passé une introduction intrigante et de quelques séquences réussies liées au meurtre de Nishino, c’est globalement mou et longuet en dépit de sa courte durée de 1h18. On s’attarde trop sur les doutes de Kuramoto, ça manque de tension et de moments horrifiques. La conclusion est pourrie, expédiée à la va-vite. Dommage car il y avait du potentiel. Ce fut le dernier opus japonais de Kôji Shima, il partit à la Shaw Brothers à Hong Kong où il dirigea notamment un remake de Kaidan otoshiana intitulé Dear Murderer (1969) avec Peter Chen Hou en Kuramoto.


El jinete sin cabeza de Chano Urueta (1957, The Headless Rider)
En 1956 dans un village mexicain, une confrérie dont les membres portent un masque de tête de mort fait régner la terreur, obligeant les habitants à suivre ses ordres sous peine de mort. Don Alvaro est un grand propriétaire de la région. Sans nouvelle de son frère, il est soucieux mais refuse l’aide du shérif. Peu après, le corps de Don Alvaro est découvert derrière une cloison construite il y a des années, suscitant la perplexité de la juge de paix récemment arrivée. En parallèle, un mystérieux homme sans visage surgit.

El jinete sin cabeza est le premier volet d’une trilogie mettant en vedette El jinete, un agent secret affublé d’une cagoule noire donnant l’illusion qu’il n’a pas de tête (rien à voir avec Sleepy Hollow donc). Il est incarné par Luis Aguilar, acteur et chanteur populaire qui pousse régulièrement la chansonnette. Apprécié par les amateurs de comédie ranchera (genre centré sur des romances western avec de la musique), il fut également spécialiste des héros masqués avec les séries des Zorro Escarlata, des Latigo Negro ou des Ranchero Solitario.
Nonobstant le fait que El jinete est un dragueur relou sexiste qui parvient évidemment à ses fins, El jinete sin cabeza est un sympathique western policier mâtiné de fantastique. Si les effets spéciaux sont fauchés, les interprètes sont convaincants (en particulier Guillermo Cramer qui m’a impressionné dans un bref rôle de médecin), les scènes d’action sont dynamiques, et l’intrigue tordue et parfois incohérente se regarde agréablement. Un chouette divertissement sans prétention.


Каштанка [Kashtanka] de Olga Preobrazhenskaya (1926, Kachtanka)
A Moscou, le menuisier Louka vit dans une petite maison avec son fils Fédioucha, dix ans, et leur turbulente chienne Kachtanka. Un jour au marché, courant à la poursuite d’un ours, elle est attrapée et revendue par un marchand opportuniste à la fille d’une riche dame. Dépité, Louka affirme que Kachtanka reviendra d’elle-même et ils rentrent chez eux. Quand arrive la nuit, une terrible tempête se lève. Inquiet, Fédioucha sort dans l’espoir de tomber sur Kachtanka. Il est kidnappé par un gredin qui le refile à un mendiant violent.

Kachtanka est la transposition d’une nouvelle de 22 pages d'Anton Tchekhov parue en 1887 dans la revue Temps nouveaux. Pour les besoins du film, Olga Preobrajenskaïa a considérablement étoffé le récit qui était à l’origine narré par Kachtanka et ne concernait que sa disparition et son éducation dans sa famille d’accueil. Elle a rendu amène l’alcoolique Louka, a effacé les mauvais traitements que subissaient Kachtanka et a inventé les aventures de Fédioucha. Olga Preobrajenskaïa est une figure oubliée du cinéma russe, actrice au théâtre en 1905 puis à l’écran en 1913 avant de devenir réalisatrice en 1916. Regardée avec suspicion par les autorités en raison de sa carrière pré-soviétique, elle œuvra dans le cinéma pour enfants avant de connaître le succès avec Le village du péché (1927), drame rural semi-documentaire tourné dans la ville de Riazan avec des non-professionnelles.
La version de Kachtanka que j’ai vue proposait une image correcte mais ne comportait aucun accompagnement musical, ce qui est toujours dommageable pour un film muet. L’histoire est très simple, chaque idée est étirée au maximum pour aboutir à une durée de 1h16. On sent néanmoins une belle maîtrise du cadrage et de la photographie, avec de superbes séquences de nuit. Les bas-fonds ont un côté dickensien assez réussi, Kachtanka mériterait une restauration digne de ce nom et un bon accompagnement pour le juger à sa juste valeur.


Livres
Albert Capellani, cinéaste du romanesque de Christine Leteux (La Tour Verte, collection « La Muse Celluloid », 2013), 248 p.
Longtemps ignoré, Albert Capellani fut pourtant une figure majeure du cinéma des années 10, qui contribua à fonder les codes du long métrage et de l’adaptation littéraire. Né en 1874 d’une famille de classe moyenne, il entra chez Pathé en 1905 et commença dès 1908 à transposer à l’écran des classiques de la littérature. Fin 1908, il réalisa L’assommoir d’une durée exceptionnelle à l’époque d’une quarantaine de minutes. Il enchaîna sur des projets toujours plus ambitieux, avec Les Misérables (1912, environ 3h projeté à 16 images par seconde) et Germinal (1913, 2h25), qui établirent sa réputation en Amérique. Il fut réformé en 1915 et partit aux Etats-Unis où il dirigea vingt-six films. Malade, il revint en France en 1922 et se retira du circuit. Il sombra dans l’oubli jusqu’aux rétrospectives de 2010-2011 organisées par le festival Il Cinema Ritrovato de Bologne, qui permirent de redécouvrir les qualités de ses œuvres.

Christine Leteux est initialement une chercheuse en sciences dures qui s’est orientée vers l’Histoire du cinéma. Spécialiste du muet européen et américain, elle a conservé une rigueur et une méthodologie scientifique dans son approche, refusant de se fier aux sources secondaires et employant systématiquement des sources primaires à travers un énorme travail de recherche dans les archives. Cela lui a permis de dévoiler de nombreuses erreurs répétées pendant des décennies.
Dans Albert Capellani, cinéaste du romanesque, elle s’attache à démêler les carrières souvent confondues d’Albert et de son frère Paul, un acteur de théâtre et de cinéma qui collabora régulièrement avec lui. La précision de son récit ne le rend pas pour autant austère, cette biographie se lit agréablement, avec une bonne alternance entre la vie personnelle d’Albert, les détails de tournage et les descriptions des films. Cela m’a donné envie de voir ou de revoir certains opus de Capellani, en particulier Les Misérables pour ne pas rester sur la lamentable version de 2012. Une lecture hautement recommandable à tout amateur d’Histoire du cinéma ou de la période muette.

Tigre et kaki et autres contes de Corée traduit par Maurice Coyaud & Jin-Mieung Li (Gallimard, collection « Connaissance de l'Orient », 1995), 218 p.
Tigre et kaki et autres contes de Corée comporte 59 contes sélectionnés parmi trois volumes publiés en tirage réduit par l’association pour l’analyse du folklore, eux-mêmes extraits d’une anthologie coréenne en dix tomes parue en 1974. Dans ce type de recueil, différents genres et sous-genres aux frontières poreuses sont souvent mélangés, et certains textes flirtent avec :
• Le mythe, qui propose une explication du monde à l’image de « Le déluge et les ancêtres des hommes » ou « Origine de la Corée » ;
• La légende, rattachée à des lieux, à des personnages et des évènements historiques, comme « La bambouseraie du temple Torim » ou « L’idiot Ondal et la princesse » ;
• Voire la fable (avec une moralité peu appuyée ici) avec « Concours de ruse entre renard et crapaud » ou « Le lièvre et le tigre sot » ; ou la farce, qui se moque des mœurs et de la société, avec « Le gouverneur nu dans l’armoire ».
La plupart s’apparentent tout de même aux contes dans ses diverses formes :
• Un grand nombre de contes étiologiques, qui éclairent la raison d’être d’une attitude ou d’un fait. « La fleur halmi « de grand-mère » » ou « Origine de la plante qui fait revivre » révèlent ainsi l’origine de noms de fleurs ; « Le roc du riz » ou « Le crapaud reconnaissant et la montagne des mille-pattes » de noms de lieux ; « Pourquoi la gueule du lièvre est fendue de trois côtés ? » ou « Fesses de singe et pattes de crabe » de particularités physiques ; « Pourquoi les rainettes coassent » ou « Le chien, le chat et la perle » de comportements animaliers…
• Quelques exemplums qui fournissent un modèle moral à suivre, à l’instar de « La pieuse Shim Ch’ŏng » ou « Le maître bonze Wŏnhuy et la femme nue » ;
• Enfin, une majorité de contes animaliers, merveilleux et/ou facétieux qui représentent ce qu’on entend traditionnellement par conte.
Je n’avais jamais lu de contes coréens alors que je suis coutumier des japonais et chinois. On retrouve évidemment des thèmes universels, à l’exemple de la femme-cygne (ici une fée) qui se fait voler son vêtement dans « Habits de plume de la fée » ; du démon délivré d’un récipient dans « Démon embouteillé à Mokp’o », issu probablement du conte des Mille et une nuits « Histoire du pêcheur avec l’éfrit » qui a également inspiré la variante des frères Grimm « L’esprit dans la bouteille » (KMH99) ; ou de l’animal libéré qui veut se venger sur son bienfaiteur dans « Le jugement du lièvre », altération du conte indien « Le tigre, le brahmane et le chacal » que je connais depuis que je suis enfant grâce au livre Un petit chacal très malin…. Par rapport aux standards européens, le lièvre prend la place du renard en tant qu’animal rusé et facétieux, et le tigre celui de l’ours dans le rôle du benêt facilement leurré.
Si la lecture est agréable, je regrette l’absence totale d’explication. Pourquoi ces contes-là en particulier ? Pourquoi ne pas avoir traduit les onomatopées ? Sait-on quelles sont les sources des textes choisis ? Le domaine des contes a fait l’objet de recherches poussées partout dans le monde, avec des experts nationaux pointus, comme Kunio Yanagita pour le Japon, qui ont reliés les récits de leur pays aux classifications internationales (notamment celle d’Aarne-Thompson). Je serais étonné que les Coréens n’aient pas effectué un travail équivalent. Je comprends qu’on puisse se satisfaire des textes bruts mais on parle de la collection « Connaissance de l’Orient » qui m’a habitué à davantage de contextualisation (voire trop dans le cas de Anthologie des mythes et légendes de la Chine ancienne).
Ces remarques sont subjectives et quelqu’un voulant juste lire des contes exotiques et amusants sera comblé. De mon côté, j’avais adoré l’édition scientifique des contes de Grimm par José Corti et j’ai été déçu de ne pas avoir plus de renseignements sur une culture qui ne m’est pas familière. Il faudra que je me rabatte sur Contes et récits de Corée sorti en trois tomes chez Imago en 2021, qui semble correspondre à ce que je souhaite.


Sur la piste des reptiles et des amphibiens de Françoise Serre Collet (Dunod, collection « L’amateur de nature », 2013), 208 p.
Spécialiste des reptiles non aviens (puisque les oiseaux sont des reptiles) et des amphibiens au Muséum national d'histoire naturelle, Françoise Serre Collet propose un guide de terrain pour la recherche et l’identification des tortues, lézards, serpents, tritons, salamandres, crapauds et grenouilles en France métropolitaine. Dans une première partie, elle détaille les ordres et familles en indiquant leurs caractéristiques biologiques principales, leur milieu, leur alimentation, les menaces qui pèsent sur eux et les grandes règles d’identification. Dans un second volet, elle s’attarde sur chaque espèce en donnant son nom vulgaire et latin, une photo qui signale ses spécificités, sa description physique, son mode de reproduction, des précisions sur où et quand l’observer et des anecdotes.
Effectuant prochainement un séjour herpéto, je me suis dit qu’il faudrait lire ce guide qui trainait dans ma bibliothèque. On n’est clairement pas dans la même catégorie que Le guide herpéto de Nicolas Arnold et Denys Ovenden ou que le Guide Delachaux des amphibiens et reptiles de France et d’Europe pour citer deux bouquins de référence que je possède, qui couvrent toute l’Europe et offrent d’amples renseignements sur la localisation géographique, l’habitat ou les clés d’identification. Le livre de Françoise Serre Collet est néanmoins plus facile d’accès pour le néophyte et fournit de solides bases. Il y a des informations intéressantes et il pourrait potentiellement concurrencer des ouvrages établis s’il avait été mieux pensé pour une utilisation sur le terrain :
• Le manque de cartes est très préjudiciable, c’est une donnée indispensable dans l’identification qui permet d’éliminer immédiatement les espèces absentes de la région visitée.
• L’enchaînement des espèces dans la deuxième partie ne répond à aucune logique : ni ordre alphabétique, ni famille (pour les lézards, on passe d’un lacertidae à un gekkonidae avant de revenir à un lacertidae au bout de deux pages ; souci similaire chez les crapauds et les grenouilles), ni zone géographique.
• C’est un vieux débat, Sur la piste des reptiles et des amphibiens emploie des photos au lieu de dessins. J’ai toujours préféré les dessins que j’estime plus pertinents.
En dépit de ces limites, c’est une bonne présentation à un prix abordable, qui sera fort pratique pour les observations en France.

Pour un observateur lointain – Forme et signification dans le cinéma japonais de Noël Burch (Gallimard, collection « Cahiers du cinéma/Gallimard », 1982), 396 p.
Pour un observateur lointain n’est pas une histoire du cinéma japonais mais un essai réfléchissant à l’importance de la forme dans la compréhension d’un cinéma autre, s’interrogeant sur ses déviations par rapport à la norme dans un contexte socio-historique précis. J’ai lu ce bouquin il y a longtemps déjà, c’est une référence souvent citée et rarement critiquée qui mérite donc que je m’y penche rapidement.

Noël Burch fut un influent historien du cinéma américain qui vécut et enseigna principalement en France. Il inventa le concept de mode de représentation institutionnel (MRI), un ensemble de procédés narratifs bourgeois qui se veut le plus réaliste possible. Il y opposa un mode de représentation primitif (MRP) présent notamment dans le cinéma des premiers temps. Celui-ci crée son propre univers de fiction clos, qui implique le spectateur au lieu de le tenir à distance.
Dans Pour un observateur lointain, rédigé initialement en anglais en 1979, il affirme que le cinéma japonais propose un mode de représentation différent de celui de son alter-ego occidental, plus proche du MRP que du MRI, en particulier pour la période des années 20 et 30. Elle constitue d’après lui le véritable âge d’or tandis que les années 50 sont un âge sombre.
Estimant que le cinéma japonais n’est pas théorique, il se concentre sur l’esthétique. Le Japon jamais colonisé a gardé selon lui un mode de représentation fixé durant l’ère Heian, du VIIIe au XIIe siècle. Les époques suivantes, plutôt que de remplacer leurs prédécesseurs comme en Occident, s’y superposèrent. Pendant l’ère Meiji, la fascination pour les choses occidentales ne fit qu’ajouter une couche à une culture ancienne sans la bouleverser fondamentalement. Le cinéma muet, protégé par les benshi, adopta un style purement japonais libéré de la narration classique au sens occidental et s’apparenta en cela au cinéma des premiers temps. A l’inverse, après la guerre, le Japon sous occupation américaine se convertit au MRI hollywoodien, à l’exception de quelques résistants.

Pour un observateur lointain fut un ouvrage marquant en son temps, une des premières tentatives occidentales de théoriser le cinéma japonais selon un angle esthétique. A lire aujourd’hui, l’approche marxiste de Burch est complètement subjective et obsolète. Il choisit les éléments qui l’arrangent pour valider son point de vue, ignorant des pans entiers de l’Histoire de l’archipel, surinterprétant des détails, généralisant sur des cas particuliers… Il dépeint un Japon imaginaire figé dans une culture antique, étanche aux influences extérieures et profondément exotique, révélant une vision totalement orientaliste du pays. Le livre est en outre absolument illisible, bourré de jargon et de phrases alambiquées. J’ai eu énormément de mal à aller au bout et je l’ai terminé uniquement par principe. Il conserve pourtant une aura dans les milieux universitaires.
Si certains textes de Donald Richie suintaient également l’orientalisme, il avait une connaissance intime du cinéma japonais. Il visitait les plateaux de tournage, s’entretenait avec les producteurs, les réalisateurs, dévoilant le fonctionnement de l’industrie et fournissant des éclaircissements encore précieux de nos jours. Bien que datant en 1959, son The Japanese Film: Art and Industry - Expanded Edition coécrit avec Joseph L. Anderson reste passionnant. Rien de tel chez Burch, qu’il vaut mieux reléguer aux oubliettes.


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