samedi 9 décembre 2023

Carnet de bord 02/12/2023-08/12/2023



Films vus en compagnie
The Joys and Sorrows of Young Yuguo d’Ilinca Calugareanu (2022, Les joies et les souffrances du jeune Yuguo)
Yuguo Yin est un adolescent chinois fasciné par la littérature de l’Europe de l’Est, en particulier par la Roumanie et son poète romantique Mihai Eminescu. Avec l’accord de ses parents enseignants, il quitte Kunming dans le Yunnan pour aller étudier à l’université Vasile Alecsandri de Bacău, ville perdue dans le nord-est de la Roumanie, aux pieds des Carpates. Sa passion et son apprentissage rapide de la langue vont charmer les habitants, étonnés de l’entrain de ce jeune Chinois pour leur culture.

The Joys and Sorrows of Young Yuguo est un documentaire de 28 minutes d’Ilinca Calugareanu, Londonienne d’origine roumaine, qui rend hommage à Yuguo Yin. Elle revient sur ses tribulations en utilisant des vidéos qu’il avait réalisées et en interviewant ses parents et les gens qu’il avait croisé et impressionné. La mise en scène est volontairement simple et naïve, avec un usage excessif d’une séquence de survol de montagnes en drone trop fluide et aux couleurs saturées. La bascule vers une conclusion dramatique est correctement négociée et renforce l’émotion. D’Ilinca Calugareanu, je serai curieux de voir Chuck Norris vs. Communism (2015) que je découvre en consultant sa fiche imdb.


Witchfinder General de Michael Reeves (1968, Le grand inquisiteur)
En 1645, le chasseur de sorcières Matthew Hopkins parcourt la Grande-Bretagne avec son assistant. Contre paiement, ils n’hésitent pas à torturer et assassiner des innocents, exploitant le climat d’anarchie qui règne dans un pays divisé entre partisans d’Oliver Cromwell et royalistes. Dans le village de Brandeston dans le Suffolk, ils profitent de l’accusation qui pèse sur le prêtre local pour violer sa jolie nièce, Sara. Lorsque celle-ci révèle ce qu’il s’est passé à son fiancé, le soldat Richard Marshall, il jure de la venger et de tuer Matthew Hopkins.

Witchfinder General est le troisième et ultime long métrage d’un prodige précoce, le britannique Michael Reeves, qui décéda l’année suivante à 25 ans d’une overdose accidentelle de médicaments. Fils d’une riche famille, il finança sa première tentative sur grand écran, l’indigent The She Beast, avant un second essai plus réussi, The Sorcerers (1967) avec Boris Karloff. Avec Witchfinder General, il changea de catégorie et ses producteurs de Tigon firent appel à American International Pictures (AIP) pour les soutenir. Les Américains imposèrent la présence de Vincent Price, au désespoir de Michael Reeves qui n'aimait pas le jeu généralement outrancier de l’acteur et aurait voulu Donald Pleasence. L’ambiance fut tendue mais Vincent Price reconnut après coup que Witchfinder General est sans doute une de ses meilleures prestations. AIP exigea également davantage de nudité, d’où une ennuyeuse et interminable scène de sexe, bien prude selon les standards modernes, entre Sara et Richard. Ce dernier est incarné par Ian Ogilvy, un ami d’enfance de Michael Reeves.
Witchfinder General a apparemment été pensé comme une sorte de western à l’anglaise, où le brave galope pour sauver sa bien-aimée menacée par un méchant cruel. Michael Reeves s’attarde sur les paysages du Norfolk, emploie une musique pompeuse et abuse des plans de chevauchée. Malgré l’apport d’AIP, c’est fauché et on a souvent la sensation que ça a été tourné dans le bois d’à côté. Les comédien·ne·s sont plutôt bons et la violence est intense pour l’époque, la censure ayant été clémente car prenant en compte l’aspect artistique. Si ce n’est pas le chef d’œuvre parfois vendu en raison de longueurs et d’un manque criant de moyens, Witchfinder General est un intéressant film d’horreur qui se démarque des classiques de la Hammer et des séries B hollywoodiennes.


Miguel Wants to Fight d’Oz Rodriguez (2023, Miguel veut se battre)
Tandis que son père est professeur de boxe et que ses camarades sont régulièrement mêlés à des combats de rue, Miguel n’a jamais participé à une bagarre, se tenant systématiquement à l’écart au moment où la situation dégénère. Quand il découvre qu’il va prochainement déménager dans un autre Etat, l’envie de se battre au moins une fois avant son départ le saisit. Dénicher un adversaire acceptable pour le gentil et poli Miguel n’est cependant pas aussi simple qu’escompté et les jours s’écoulent irrémédiablement sans baston à son compteur.

Miguel Wants to Fight est un récit d’apprentissage crétin produit par Hulu. Oz Rodriguez, issu du Saturday Night Live, multiplie les références explicites à Opération Dragon (1973), Matrix (1999) ou Tigre et dragon (2000) dans une atmosphère potache. C’est occasionnellement vulgaire et globalement distrayant jusqu’au dernier tiers, où les scénaristes s’évertuent sans succès à insuffler un peu d’émotion, pas aidés par le jeu limité de Tyler Dean Flores (Miguel). Ils butent par ailleurs sur un souci récurrent du cinéma américain, où les adolescents sont joués par des adultes. C’est particulièrement embêtant ici, la naïveté des personnages collant mal à des interprètes de 23-24 ans. Sans être foncièrement désagréable, c’est assez anecdotique.


地獄でなぜ悪い [Jigoku de naze warui] de Sion Sono (2013, Why Don't You Play in Hell?)
Hirata est un aspirant réalisateur qui entraîne dans sa passion deux caméramans novices et une petite frappe promu acteur d’action à la Bruce Lee. Ils forment le club des Fuck Bombers et souhaitent créer un opus mémorable avant de mourir. Dix ans plus tard, ils n’ont toujours pas réussi, leur point d’orgue étant une bande-annonce chanbara kistchouille tournée quatre ans auparavant. En parallèle, deux gangs de yakuzas s’affrontent, la bande de Muto qui domine le milieu et celle d’Ikegami qui voudrait la détrôner. Ikegami est un admirateur de la fille de Muto, qui tente vainement depuis son enfance de percer comme comédienne.

Je ne m’étendrai pas sur Sion Sono dont j’ai déjà parlé précédemment. Jigoku de naze warui est représentatif de son style, un mélange anarchique d’histoires survoltées qui se courcircuitent, avec une imagerie pop et des plans censés faire classe. S’y ajoute une abondance de références et un pompage grossier et assumé des Kill Bill (qui recyclaient eux-mêmes largement le cinéma japonais). Hirata semble sortir d’un cartoon de la Warner ou d’un Tex Avery, et Sion Sono prend un malin plaisir à étirer au maximum chaque scène. Cela conduit à un piétinement de l’intrigue et à un épuisement du spectateur qui perçoit rapidement où il veut en venir et attend ensuite que ça se termine. Sion Sono a rédigé le script dans les années 90, on sent la fougue et l’espoir d’un jeune qui case tout ce qu’il peut. Les réflexions en toile de fond sur son métier et sur le cinéma n’empêchent pas cette association singulière d’hystérie et de lenteur d’être lassante et je n’ai guère été emballé.


La voix de son maître de Gérard Mordillat & Nicolas Philibert (1978)
En 1978, les documentaristes Gérard Mordillat et Nicolas Philibert interrogent douze patrons, onze hommes et une femme, de grandes compagnies françaises. Après une table ronde autour du titre, où les chefs d’entreprise peu satisfaits de « La voix de son maître » s’accordent sur « Les gagneurs », ils abordent divers sujets liés à la direction de leur organisation : quel mot utilisent-ils pour se nommer ? comment définissent-ils leur travail et envisagent-ils les relations hiérarchiques ? Quel est leur point de vue sur leur mode de désignation, sur les syndicats et les négociations, les grèves, l’autogestion ? La voix de son maître les laisse s’exprimer, alternant leurs interventions avec des séquences dépeignant les chaînes de production.

Les assistants-réalisateurs Gérard Mordillat et Nicolas Philibert se rencontrent sur le plateau de Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma soeur et mon frère... (1976) de René Allio et décident de collaborer sur leur premier projet. S’inspirant de L’ordre du discours de Michel Foucault, ils choisissent d’interviewer des dirigeants de grandes industries. Le cinéma militant post-1968 cherchait à donner la parole aux gens qui ne l’avaient jamais, les ouvriers, les femmes, les immigrés. Paradoxalement, les patrons également étaient rarement entendus. Gérard Mordillat et Nicolas Philibert les filment dans la durée et la profondeur, sans effet de montage, afin de fournir au spectateur le temps de réfléchir. Ils ne les confrontent pas à un contradicteur pour forcer le public à décrypter et à se forger sa propre opinion. Une logique similaire les guide pour montrer le travail à l’usine, en plan fixe et sans commentaire. A la demande du président de l’Oréal, un des douze directeurs questionnés, La voix de son maître fut censuré à la télévision et la version longue prévue pour Antenne 2 ne fut pas diffusée.
En cette fin des années 70, le monde de l’entreprise est en mutation, en particulier dans les grands groupes, en transition entre un capitalisme d'entreprise avec son patron à l’ancienne et un capitalisme financier avec son manager élu par et pour les actionnaires. La voix de son maître comprend les deux profils, avec des discours non cadenassés par les conseillers en communication bien qu’émergent doucement chez les dirigeants de Thomson-Brandt ou d’IBM les termes du management moderne. Le néolibéralisme n’est pas encore passé par là, le profit est tabou et chacun souligne les efforts déployés pour ses salariés et l’importance des syndicats. Seuls dans leur vaste bureau ou chez eux, dans des lieux choisis par eux-mêmes, la position de ces chefs s’oppose à celle de leurs employés, anonymes, souvent sans visage, qui répètent leurs actions à la chaîne dans des locaux assourdissants et déshumanisés. L’entretien avec Gérard Mordillat et Nicolas Philibert en bonus du DVD de Blaq Out complète idéalement le documentaire en décrivant les conditions de fabrication, leurs objectifs à l’époque et leurs constats avec 30 ans de recul.


Films vus seuls
魔女っこ姉妹のヨヨとネネ [Majokko shimai no Yoyo to Nene] de Takayuki Hirao (2013, Magical Sisters Yoyo & Nene)
Yoyo et Nene sont deux frangines sorcières du Royaume Magique spécialisées dans les malédictions, capables de les lancer ou de les annuler. Une femme vient les solliciter car elle est traquée par un monstre depuis qu’elle a trouvé dans les affaires de sa sœur disparue douze ans auparavant une étrange pierre. Les deux enchanteresses la débarrassent de son poursuivant et pensent avoir accompli leur mission quand un gigantesque arbre formé d’immeubles pousse dans leur jardin. Yoyo va y jeter un œil, entre dans un ascenseur et est propulsé sur Terre contre son gré. Aidé par Takahiro, un garçon de son âge, elle va devoir stopper le processus de fusion de son Royaume Magique et de notre monde, qui provoque leur destruction mutuelle.

Majokko shimai no Yoyo to Nene est tiré du manga Noroiya Shimai de l’autrice Hirarin publié entre 2006 et 2008 dans le magazine Comic Ryu. Une histoire inédite a été écrite pour le passage sur grand écran et la direction a été confiée à Takayuki Hirao, qui s’était fait remarquer en 2012 avec le médiocre Gyo. L’animation, très classique, est assez réussie. Scénaristiquement, il eut mieux valu rester dans le Royaume Magique plutôt que de partir sur notre planète. La relation entre Yoyo et Takahiro évolue de façon super prévisible, plus Majokko shimai no Yoyo to Nene avance et plus il s’ancre dans un chemin balisé trop convenu. Il y avait sans doute matière à créer un animé, en l’état c’est franchement dispensable.


黒の超特急 [Kuro no chôtokkyu] de Yasuzô Masumura (1964, Le train super-express noir)
Le représentant d’une chaîne hôtelière de Tôkyô appelé Nakae débarque dans le bureau de Kikyo, un agent immobilier de Niwase dans la préfecture d’Okayama. Il dit savoir de source sûre qu’une usine de voitures serait prochainement bâtie dans les environs et il souhaite acheter un immense morceau de terrain à proximité. Il propose à Kikyo de marchander avec les agriculteurs des alentours en échange d’une belle commission. Celui-ci accepte, le contrat est signé au bout de quatre mois de négociation et Kikyo touche 24 millions de yens, qu’il perd vite dans de mauvais investissements boursiers. Apprenant que le terrain a été revendu six fois son prix à la compagnie nationale ferroviaire pour construire une nouvelle ligne de Shinkansen, Kikyo décide d’aller faire chanter Nakae.

Kuro no chôtokkyu est une adaptation du livre Le train super-express de rêve (traduction littérale) de Toshiyuki Kajiyama paru en 1963, portant sur les soupçons de corruption autour de la ligne Tôkaidô Shinkansen. Il fut renommé Le train super-express noir par la Daiei pour s’inscrire dans sa série noire, onze longs métrages produits entre 1962 et 1964 centrés sur des intrigues politico-économiques liées à de grosses entreprises. Ils visaient à lever le voile sur l’envers du miracle japonais des années 60 et à montrer les conséquences de la croissance effrénée. Yasuzô Masumura en dirigea trois volets : le premier, La voiture d'essai noire (1962), également inspiré d’un roman de Toshiyuki Kajiyama ; le second, Kuro no hôkokusho (1963), qui ne m’avait pas enthousiasmé ; et le dernier, Kuro no chôtokkyu.
Kuro no chôtokkyu remanie apparemment fortement le texte d’origine et se focalise sur un Kikyo antipathique, aussi pourri que les gens qu’ils accusent. C’est le Yasuzô Masumura le plus convaincant que j’ai vu jusqu’à présent, un bon film noir tendu et acerbe. Je regrette juste la fin moralisatrice et le retournement de veste de Kikyo qui ne m’a pas semblé crédible. Cela me donne en tout cas envie de récupérer La voiture d'essai noire et les autres épisodes de ce cycle de la Daiei, un studio que je connais comparativement mal par rapport à la Tôhô, la Toei ou la Nikkatsu.


風と女と旅鴉 [Kaze to onna to tabigarasu] de Tai Katô (1958, Wind, Woman and Road)
Tous les ans avant les récoltes, un village envoie un pot de vin au gouverneur. La transaction étant illégale, l’escorte est légère et composée de locaux peureux. Quand Ginji et Sentaro en train de se disputer accourent vers eux l’épée dégainée, ils fuient sans demander leur reste. Tandis que Ginji, un ancien habitant du hameau chassé il y a longtemps, veut conserver l’argent, Sentaro l’oblige à le ramener pour expliquer la méprise. Ils sont promus gardes du corps par les paysans, qui craignent les attaques de l’abominable bandit Hanzo le requin.

Une fois n’est pas coutume, Kaze to onna to tabigarasu est un scénario original écrit par Masashige Narusawa, collaborateur de Mizoguchi, pour Kinnosuke Nakamura. L’objectif était fournir à la star un rôle différent dans un univers westernisant, avec un chargement d’or, des étrangers qui débarquent dans une contrée hostile et sont engagés comme mercenaires, et une bande de hors-la-loi sans scrupule. Dans les faits, Kinnosuke Nakamura (Ginji) est éclipsé par Rentarô Mikuni (Sentaro), excellent en filou repenti. Fidèle à ses habitudes, Tai Katô veilla à ancrer son récit dans une bourgade pauvre, avec des décors et des costumes réalistes qui s’écartaient des traditions flamboyantes de la Toei. Il insista pour que les interprètes s’astreignent à un jeu naturaliste, s’éloignant des excès du kabuki répandus dans les jidai-geki de l’époque. Kaze to onna to tabigarasu plut au public et relança la carrière d’un Tai Katô peu estimé par le studio depuis son embauche en 1956.
En dépit d’un Kinnosuke Nakamura parfois agaçant en jeune rebelle arrogant censément cool, Kaze to onna to tabigarasu se regarde agréablement car il n’est pas axé uniquement sur Genji. Le duo avec Rentarô Mikuni fonctionne parfaitement, Sentaro absorbant la colère de Genji et relativisant les évènements. Cela génère un ton atypique et permet de l’extraire de la masse des jidai-geki pondus à la chaîne de la Toei.


Leonora dos sete mares de Carlos Hugo Christensen (1955, Leonora des sept mers)
Ana Maria vit recluse dans sa maison à Rio de Janeiro, entourée des souvenirs de voyage de sa sœur décédée, Leonora. Elle se remet d’une tentative de suicide et ne sort plus de chez elle, malgré les remontrances de sa gouvernante et du docteur Ricardo. Elle appréhende la visite prochaine de Pablo, un amant argentin de Leonora qui vient pour comprendre comment sa compagne a pu disparaître aussi soudainement. Ana Maria n’ose lui avouer la vérité et lui révéler les terribles secrets de Leonora, dont la personnalité était fort éloignée de l’image idéale qu’elle renvoyait.

Carlos Hugo Christensen est un réalisateur argentin éclectique et international, qui contribua à l’âge d’or du cinéma argentin dans les années 40, se spécialisant notamment dans les adaptations littéraires. Menacé d’arrestation par la police de Perón, il fuit au Brésil en 1954 et s’y établit jusqu’à sa mort en 1999. A la suite du succès de sa première œuvre brésilienne Mãos Sangrentas en 1954, il eut les mains libres pour Leonora dos sete mares, transposition d’une pièce de théâtre du dramaturge Pedro Bloch. Il en tira un mélodrame gothisant/noirisant, s’inscrivant dans une tendance à la mode au Brésil dans les années 50. Je n’ai malheureusement pas trouvé la version en portugais et j’ai dû me rabattre sur celle en espagnol.
Leonora dos sete mares évoque immédiatement Rebecca avec l’ombre écrasante de la défunte Leonora/Rebecca projetée sur sa sœur Ana Maria/Joan Fontaine, visiblement amoureuse de Pablo/Maxim de Winter. Il y a même une gouvernante inquiétante qui rappelle Mrs Danvers. Ceci n’est pourtant qu’une diversion de laquelle Leonora dos sete mares se distancie progressivement pour tomber dans un schéma davantage noirisant, Leonora risquant d’être pour Pablo une femme fatale alors qu’il s’enfonce dans les bas quartiers pour découvrir la vérité. Pablo est joué mâchoire serrée par la vedette mexicaine Arturo de Córdova, accompagné par l’Argentine Susana Freyre en Ana Maria. Ils ne sont pas franchement convaincants, pas aidés par un script mou du genou et verbeux, qui finit par se perdre à force d’explorer les genres et les fausses pistes. C’est en revanche correctement photographié et je serais curieux de creuser la filmographie de Carlos Hugo Christensen. A noter le racisme ambivalent, où les rares noirs sont des drogués ou des danseurs pris de frénésie mais qui donne un petit rôle à l’artiste Claudiano Filho, une figure importante du théâtre populaire de São Paulo, qui supplante par son charisme le reste du casting durant sa brève séquence.


Livres
Japanese Cinema – An Introduction de Donald Richie (Oxford University Press, collection « Images of Asia », 1990), 102 p.
Japanese Cinema – An Introduction est une courte introduction à l’Histoire du cinéma japonais de son apparition à la fin des années 80, divisée en quatre parties : des prémisses au début des années 1920 ; de 1923 à la fin des années 30 : années 40 et 50 ; années 60 aux années 80. Après un chapitre 1 général, qui brosse les étapes fondamentales de la mise en place d’une industrie cinématographique au Japon, Donald Richie se concentre sur quelques longs métrages et réalisateurs clés. Ils lui servent d’exemples pour exposer les évolutions des styles et des mentalités pendant une soixantaine d’années.

Donald Richie a consacré sa vie à la reconnaissance du cinéma japonais en Occident. Dès la fin des années 40, il a commencé à composer des critiques sur ce sujet à une époque où cela ne passionnait personne aux Etats-Unis, et a rédigé avec Joseph Anderson une étude pionnière en 1959. Il a rencontré nombre de figures majeures du milieu et a assisté aux tournages d’Ozu ou de Kurosawa. Il a également été un mentor pour une génération de jeunes chercheurs aux Etats-Unis. Dans ses livres, il s’intéressait régulièrement aux conditions de travail sur les plateaux et aux aspects techniques, fournissant une myriade de détails encore précieux de nos jours. Il n’a toutefois jamais pu se départir de deux défauts : une focalisation excessive sur le réalisateur aux dépens de son équipe ou des studios de production ; et un léger orientalisme, qui le poussait à exagérer de supposées spécificités japonaises qu’il comparait à un Occident réduit aux classiques hollywoodiens.
Japanese Cinema – An Introduction est très succinct et se contente de survoler sa matière. Paru en 1990, il est assez daté et est trop axé sur une poignée de metteurs en scène. Si je n’ai rien appris, cela demeure une lecture agréable, surtout sur la période du muet où il est toujours pertinent dans les grandes lignes. Il y a néanmoins de meilleurs ouvrages de synthèse en français et c’est à réserver aux complétistes.


La nuit du Jabberwock de Fredric Brown (J’ai lu, 1975), 218 p.
Doc Stoeger est le propriétaire/rédacteur exclusif du Carmel City Clarion, une feuille de chou d’une petite ville de l’Illinois publiée tous les vendredis. Il ne se passe rien dans son coin et il désespère de pouvoir un jour pondre un article mémorable. Après une semaine particulièrement morne, il va se saouler dans le bar en face de son bureau. Il ne se doute pas en sortant qu’il va endurer la nuit la plus mouvementée de son existence, ponctuée d’enlèvements, de meurtres, de disparition de corps et de fausse accusation sur fond de machination inspirée d’Alice au pays des merveilles.

La nuit du Jabberwock est un roman policier avec une touche de fantastique et un ton désinvolte, bourré de références à Lewis Carroll. Je craignais qu’il soit dans la lignée des pénibles Fantômes et farfafouilles ou Paradoxe perdu, ce n’est heureusement pas le cas. Le format long convient mieux à Fredric Brown et on est dans une qualité similaire à Martiens, go home !, bien que dans un genre différent. Les péripéties improbables s’enchaînent à un rythme haletant et on suit avec plaisir les mésaventures du Doc Stoeger, plein d’humour et de répartie quel que soit son taux d’alcoolémie. Les hommages à Lewis Carroll sont adroitement amenés, et j’ai parfois eu du mal à savoir ce qui était tiré de Carroll et ce qui était inventé par Brown, à l’image du mystérieux Yehudi Smith, l’homme qui n’était pas là. Malgré une note sexiste inutile (le mari diffamé par son épouse volage), c’est le meilleur Fredric Brown que j’ai lu et cela me donne presque envie de récupérer davantage de bouquins de lui.


Des yeux de chien bleu de Gabriel Garcia Márquez (Grasset, collection « Les Cahiers Rouges », 2005), 143 p.
Des yeux de chien bleu est un recueil de onze nouvelles écrites entre 1947 et 1955 :
La troisième résignation (1947) : L'âme d'un enfant mort regarde sa dépouille grandir dans son cercueil ouvert.
La mort jumelle (1948) : Un homme dans son lit est obsédé par la présence du cadavre de son jumeau dans la pièce d'à côté.
Eve à l’intérieur de son chat (1948) : L'esprit d'une femme douloureusement belle s'extrait de son corps et se lance à la recherche d'un organisme à habiter.
La douleur de trois somnambules (1949) : Trois fils veillent sur leur mère âgée qui dépérit doucement.
Dialogue dans le miroir (1949) : Un quidam se demande en se rasant si son reflet est doué d'une vie propre.
Des yeux de chien bleu (1950) : Deux êtres se rencontrent régulièrement dans leurs rêves. L'un deux se souvient de ses songes à son réveil et cherche l'autre qui oublie systématiquement.
La femme qui venait à six heures (1950) : Une prostituée vient quotidiennement au bar de José à six heures précises. Aujourd’hui, elle est perturbée et tient des propos décousus.
Nabo, Le Noir qui a fait attendre les anges (1951) : Un garçon d'écurie qui aime chanter et écouter de la musique se prend un coup de sabot sur la tête qui le rend fou.
L’inconnu qui déplaçait les roses (1952) : Un fantôme déplace les fleurs d'une dame qu'il a connu dans son enfance.
La nuit des butors (1953) : Trois aveugles errent en expliquant que leurs yeux ont été crevés par des becs de butors.
Monologue d’Isabel regardant tomber la pluie sur Macondo (1955) : Succédant à une interminable période de sécheresse, la pluie est accueillie avec joie à Macondo. Mais elle ne cesse pas et l'eau finit par tout envahir et par déprimer les villageois.
Je continue mes nouvelles de Gabriel Garcia Márquez en les abordant chronologiquement. Des yeux de chien bleu comporte les plus anciennes de la collection des Cahiers Rouges de Grasset. Si j’apprécie le look et le petit format bien pratique de cette collection, les introductions d’Albert Bensoussan sont en revanche critiquables, il se contente essentiellement de spoiler sans apporter grand-chose. Je note juste son inclination pour le terme « surréalisme » aux dépens de « réalisme magique ». Je ne suis toujours pas au point sur les contours de cette appellation et j’essaye de me faire mon opinion en multipliant les lectures. Le surréalisme s’émanciperait apparemment du réel là où le réalisme magique conserverait une vraisemblance. Gabriel Garcia Márquez louvoie entre les deux et je préfère quand il bascule dans le surréalisme.
En dépit de son style fluide et de ses images poétiques marquantes, j’ai peu accroché dans l’ensemble à ce recueil. Je trouve cependant que ça s’améliore au fur et à mesure et que ça devient intéressant à partir de La femme qui venait à six heures, pourtant dépourvu d’éléments étranges ou merveilleux (je n’emploie volontairement pas le mot fantastique, où deux univers, un réel et un autre, sont en conflit. Chez Gabriel Garcia Márquez, il n’y a pas d’opposition, l’extraordinaire va de soi). La nuit des butors est extrêmement bizarre et vaut surtout pour cette idée horrible d’hommes aux yeux percés par des œdicnèmes (et non des butors, nom qui sonnait sans doute mieux aux oreilles du traducteur). Monologue d’Isabel regardant tomber la pluie sur Macondo est la seconde occurrence du Macondo de Cent ans de solitude dans l’œuvre de Gabriel Garcia Márquez après Des feuilles dans la bourrasque que je n’ai pas encore lu. Gabriel Garcia Márquez y effleure le thème de la pluie sans fin qu’il développera dans son livre culte. Le summum enfin est selon moi Nabo, Le Noir qui a fait attendre les anges, avec son héros simple et têtu qui ne perçoit pas l’écoulement du temps. Malgré ses imperfections, Des yeux de chien bleu mérite donc le détour pour voir l’évolution de l’auteur et la façon dont il pose dès le départ les bases de ses travaux ultérieurs.


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