samedi 2 décembre 2023

Carnet de bord 25/11/2023-01/12/2023



Films vus en compagnie
颱風 [Tai feng] de Lei Pan (1962, Typhoon)
Tout juste sorti de prison, le gangster Ta-Hao est témoin d’un règlement de comptes entre bandes rivales. Persuadé que la police va l’interpeller, il part se réfugier dans les montagnes d’Alishan. Une fillette fugueuse rencontrée à la gare de Tapei l’accompagne dans son périple et lui permet de duper les autorités en se dissimulant sous les traits d’un brave père de famille veuf. A Alishan, ils sont accueillis par Chih-Ping, le frère d’un des sbires de Ta-hao, qui vit dans une cabane isolée avec son épouse Chun-Li. Celle-ci déteste leur existence campagnarde et est frustrée par le manque d’attention de son mari obnubilé par ses expériences scientifiques. Une forte tension sexuelle s’installe entre elle et le séducteur Ta-Hao.

Lei Pan est une figure inhabituelle du cinéma taïwanais, méconnu dans son pays. Originellement écrivain, il devint scénariste occasionnel avant de passer à la réalisation avec le propagandiste On Mount Hehuan (1958). Typhoon, son troisième film, était initialement un projet indépendant où sa conjointe, l’actrice Ling Wen, devait incarner l’aborigène Ah-Hung. En recherche de financement, il fut contacté par la Central Motion Picture Corporation, important studio d’Etat en quête d’un titre de qualité à présenter à l’Asia-Pacific Film Festival. Des retouches furent exigées et Ling Wen fut remplacée par Tang Pao-yun, une starlette maison future égérie du réalisme sain. Elle prit sa retraite après son mariage en 1967, avant de revenir sur les écrans en 1972 à la demande de Hsing Lee pour Execution in Autumn. Dans les rôles principaux, on retrouve Hung Mu, comédienne au physique atypique ici dans son dernier long métrage, et Ching Tang, abonné aux jeunes premiers fadassous qui adopte un look à la Toshirô Mifune. Il fit une belle carrière à Hong Kong.
Typhoon est tiré du roman éponyme de Lei Pan. Bien que tourné en mandarin, il évoque le cinéma en taïwanais par son noir et blanc (un choix esthétique de Lei Pan et non une contrainte économique), ses extérieurs à Taipei et Alishan, ses thèmes, sa liberté de ton et sa focalisation sur des outsiders peu recommandables. Le cinéma en mandarin préférait le confort des plateaux, qui offraient un meilleur contrôle, et se cantonnait généralement à des intrigues respectables peuplées d’individus proprets pétris de valeurs confucianistes. Il est d’ailleurs étonnant que Typhoon ait eu l’aval de la censure, peut-être à la faveur de sa conclusion bien-pensante. Elle ne m’a néanmoins pas choquée car elle n’est pas aberrante compte tenu du développement psychologique des personnages. Malgré un succès d’estime, Typhoon a rapidement été oublié à Taïwan avec le départ de Lei Pan à la Shaw Brothers et l’arrivée massive de la couleur, et c’est le Japon qui a subventionné sa restauration. En France, Carlotta l’a édité dans un superbe Blu-Ray avec en bonus un entretien passionnant avec la chercheuse Wafa Ghermani (à qui j’ai emprunté la plupart des éléments historiques cités précédemment). Typhoon est une œuvre assez unique, parfaitement interprétée et qui utilise admirablement ses décors naturels. Une jolie découverte, qui ne nécessite pas d’affinité avec la culture chinoise pour être savourée.


La prochaine fois je viserai le coeur de Cédric Anger (2014)
En 1978 dans l’Oise, le gendarme Franck Neuhart, célibataire ascétique apprécié de sa hiérarchie, renverse volontairement une cycliste avec une voiture volée mais doit s’enfuir avant de pouvoir l’achever. En parallèle de l’enquête que son équipe mène sur cette attaque, il envoie une lettre anonyme pour la maréchaussée, expliquant qu’il regrette de ne pas avoir tué sa victime et promettant que la prochaine fois il viserait le cœur. Continuant son double jeu, il se lance dans une série d’attaques contre des autostoppeuses, en assassinant une et en blessant plusieurs.

La prochaine fois je viserai le coeur est une transposition du livre Un assassin au-dessus de tout soupçon d'Yvan Stefanovitch et Martine Laroche. L’ouvrage était une fictionnalisation de l’affaire Alain Lamare, un gendarme criminel surnommé le « tueur de l’Oise » qui a sévi entre mai 1978 et avril 1979. Ne l’ayant pas lu, je ne sais pas dans quelle mesure l’adaptation est fidèle. Elle est totalement centrée sur Franck Neuhart, évacuant complètement le contexte ou ses motivations. La fascination qu’a exercé sur lui le serial-killer Marcel Barbeault, auteur de huit meurtres entre 1969 et 1976, n’est pas mentionnée, on se concentre sur son quotidien ou sur son aventure largement romancée avec son aide-ménagère Sophie. Guillaume Canet est convaincant et glaçant, et la gendarmerie en prend pour son grade, remplie d’homophobes vulgaires. En dépit de faiblesses, notamment les passages avec Sophie ou le traitement de l’homosexualité refoulée de Franck, La prochaine fois je viserai le coeur reste un intéressant polar à la française qui se démarque de ses équivalents américains.


दुविधा [Duvidha] de Mani Kaul (1973)
Tout juste mariée, Lachhi accompagne son époux Krishnalal chez son beau-père. En chemin, elle passe sous un banian et un esprit qui habite l’arbre tombe amoureux d’elle. A peine arrivés, Krishnalal annonce à Lachhi qu’il s’exile durant cinq ans dans une ville lointaine pour gagner de l’argent et qu’elle devra l’attendre patiemment. Ayant eu vent de ce départ, l’esprit décide de se transformer en Krishnalal et de le remplacer pendant sa longue absence.

Duvidha est inspiré d’un conte éponyme rajasthani (État du nord-est de l’Inde) de l’écrivain Vijayadan Detha. Il mélange photos et prises de vue réelles sur fond de musique folk rajasthanie, avec une bande son postsynchronisée parfois expérimentale. Mani Kaul étire un mince récit dans des séquences fixes et colorées évoquant des tableaux, installant une atmosphère lyrique et contemplative. Il refuse la narration classique en répétant des plans ou en divulguant à l’avance la conclusion d’une scène à venir, avec un côté Nouvelle vague. Il se positionne dans le camp des oppressé·e·s, des femmes et des outsiders, condamné·e·s par la société à rentrer dans le rang. Attrayant sur le principe et doté de belles images, Duvidha s’est avéré être une rude épreuve après une semaine de boulot et ça n’a pas été facile de se maintenir éveillé malgré sa courte durée. A réserver aux amateurs d’esthétisme mou du genou.


Films vus seuls
The Scarlet Car de Joseph De Grasse (1917)
Le caissier Paul Revere, descendant du célèbre patriote homonyme, découvre que le président de la banque où il travaille et son rejeton, les vils Cyrus et Ernest Peabody, ont perdu 35000 dollars en spéculant. Lorsqu’il menace de les dénoncer, il est assommé, les fraudeurs l’enlèvent et s’arrangent pour l’accuser du détournement d’argent. Sa fille Beatrice est dévastée, consolée hypocritement par Ernest Peabody qui aimerait l’épouser. Le fantasque Billy Winthrop, voyou au grand cœur fils d’un boutiquier, ne l’entend pas de cette oreille et se doute vite que la disparition de Paul Revere cache une manigance.

Je continue les Bluebird Photoplays avec un titre moins réputé que Shoes (1916). Il possède l’avantage rare d’être encore visible, ce qui est le cas d’uniquement 5 à 10% des films de cette compagnie. L’intérêt majeur de The Scarlet Car est la présence d’un Lon Chaney fortement vieilli en Paul Revere. Sous contrat à Universal depuis 1913, Lon Chaney apparut dans une vingtaine de productions de Bluebird Photoplays, dont seules quatre subsistent de nos jours. Il fut souvent dirigé par ses ami·e·s Joe De Grasse ou Ida May Park, à l’instar de The Scarlet Car. Il écrase par son charisme la tête d’affiche Franklyn Farnum (Billy Winthrop), comédien de westerns issu du théâtre et qui débuta au cinéma à presque 40 ans. La romance entre Billy et Beatrice est insipide, l’histoire est quelconque et il n’y a guère que les scènes avec Lon Chaney qui méritent le coup d’œil.


幽霊男 [Yûrei otoko] de Motoyoshi Oda (1954, The Ghost Man)
Dans une agence de modèles spécialisée dans le nu où trainent en permanence les membres d’un groupe appelé « Le club du bizarre », un peintre lugubre se présente et réclame un mannequin pour dix séances dans son atelier. En dépit de sa mine patibulaire, un contrat est signé car il a une lettre de recommandation du docteur Kano, un habitué. Quand celui-ci passe dans la soirée et affirme ne pas connaître l’individu, l’inquiétude monte et la petite troupe se rend à l’adresse indiquée. Ils tombent sur le corps étranglé de Keiko, qui avait été envoyée pour poser. La police suspecte rapidement Tsumura, un ancien du club du bizarre récemment échappé de l’asile psychiatrique de Kano et qui demeure introuvable.

Yûrei otoko est initialement une enquête du détective Kôsuke Kindaichi écrite par Seishi Yokomizo en 1954. Elle est portée à l’écran par la Tôhô dès sa parution, le studio voulant probablement concurrencer la série des Kindaichi de la Toei commencée en 1947 avec Chiezô Kataoka dans le rôle principal. Dans Yûrei otoko, le fameux investigateur est joué par Seizaburô Kawazu, acteur indépendant de second plan. La Tôhô le réemploiera la même année dans Tômei ningen (1954), une version japonaise de l’homme invisible également réalisée par Motoyoshi Oda.
La trame de Yûrei otoko se rapproche de celle de Kyûketsu-ga (1956) et je me suis d’ailleurs demandé pendant un moment si je ne l’avais pas déjà vu. A l’image du Nobuo Nakagawa, un Kôsuke Kindaichi sérieux et hollywoodien débarque assez tardivement sans motif valable. Les assassinats s’enchaînent, c’est brouillon, sans aucune tension et j’avoue ne pas avoir compris pourquoi le méchant avait été attrapé. L’intrigue du livre a apparemment été charcutée dans les grandes largeurs et ça se sent. Je n’ai été surpris que par le nombre impressionnant de femmes nues montrées de dos ou de loin, chose étonnante aussi tôt dans les années 50, et par la violence des meurtres qui évoquent l’ero guro nansensu.


ゆうれい船 怒濤編 [Yûreisen Dotô-hen] de Sadatsugu Matsuda (1957, Ghost Ship Angry Wave)
Jiromaru est le fils d’un honorable capitaine de navire qui vient de périr en mer. Ne souhaitant pas succéder à son père, il va à Kyôto pour être promu samouraï, escomptant un piston de son oncle fortuné. Dès son arrivée, sa vision naïve des samouraïs défenseurs des faibles se heurte à la réalité : ils s’enrichissent sur le dos des pauvres et servent le méprisable Matsunaga Danjô, qui gouverne la cité depuis la chute du shôgun Ashikaga. Les âmes nobles se sont tournées vers le banditisme et Jiromaru se retrouve bientôt à leur côté.

Yûreisen est une adaptation en deux parties d’un roman de Jirô Osaragi, écrivain réputé adepte de la fiction historique. Il fut publié en feuilleton dans le journal Asahi Shimbun en 1956 et transposé dans la foulée. La Toei confia le projet à Sadatsugu Matsuda, un familier du genre mentionné en ces lieux dans mes critiques des Shingo et de Hatamoto taikutsu otoko (1958). Pour Jiromaru, elle choisit sa jeune star Kinnosuke Nakamura. Issu du kabuki et entré au studio en 1954, sa popularité explosa grâce au triomphe imprévu d’une série de cinq films tirés des Huit chiens de Satomi. Dans Yûreisen Dotô-hen, il est censé être un adolescent de 15 ans alors qu’il en a 25 et il surjoue l’ingénuité pour compenser. Le véritable héros que Jiromaru admire est en fait Samonosuke, brigand au grand cœur incarné par la vedette Ryûtarô Ôtomo.
Une des rares originalités de Yûreisen Dotô-hen est que Jiromaru est un blanc-bec qui assiste aux évènements sans totalement appréhender les enjeux et qui n’aide que modérément en raison de capacités limitées. Le vaisseau fantôme du titre surgit à la dernière minute, le fantastique et l’horreur annoncés sur la fiche imdb de sa suite sont absents, on est dans un classique jidai-geki historisant pas franchement novateur ni trépidant. J’espère que ça se remuera dans le deuxième volet.


ゆうれい船 后編 [Yûreisen Kisaki-hen] de Sadatsugu Matsuda (1957, Ghost Ship Second Chapter)
Jiromaru rentre dans sa ville natale, le port de Sakai qui jouxte Ôsaka, avec le preux Samonosuke et la princesse Yuki. Après le désenchantement subi à Kyôtô, il a abandonné l’idée d’être samouraï et compte marcher sur les pas de son géniteur en devenant commandant de vaisseau. Ses compétences sont vite mises à l’épreuve quand Yuki est enlevée par un affreux pirate. Jiromaru et Samonosuke se lancent à sa poursuite et parviennent jusqu’à l’île fantôme, où aurait été aperçu le bateau hanté du père de Jiromaru.

Ce chapitre 2 se démarque résolument du premier sorti en salles une semaine auparavant. On bascule dans un film de pirates, genre à la mode à la fin des années 50 dans lequel la Toei s’est illustrée à de multiples reprises, à l’exemple de Kaizoku bahansen (1960) chroniqué sur ce blog. Le méchant est joué avec délectation par Isao Yamagata, second couteau incontournable spécialisé dans les vilains qui fut à l’affiche d’environ 120 opus de la Toei entre 1953 et 1965. Proche du théâtre shingeki, il cofonda la compagnie Bunkaza en 1942, qu’il quitta en 1953 pour se consacrer au cinéma. De façon amusante, dans Yûreisen Dotô-hen, il interprétait un personnage positif, un ami de Samonosuke qui mourrait vers la fin. Il est de retour dans Yûreisen Kisaki-hen, cette fois en crapule, avec une cicatrice sur la lèvre à la place d’une moustache et d’un nez rouge.
Isao Yamagata est successivement le gentil Akahana Genba (Yûreisen Dotô-hen) et l'abject pirate Yasazo (Yûreisen Kisaki-hen)

Excepté la présence de Jiromaru et de ses camarades, Yûreisen Kisaki-hen n’a quasiment aucun rapport avec le précédent, qui est à peine évoqué. La copie que j’ai vue était malheureusement abominable et je n’ai pas pu apprécier la qualité des décors et des costumes, un des gros atouts en général de la Toei. S’il s’est avéré plus distrayant que Yûreisen Dotô-hen, cela reste de la production à la chaîne standard, il ne faut pas s’attendre à un truc révolutionnaire, tout est extrêmement convenu. A noter que le diptyque fut diffusé en vidéo sous les noms Yûreisen: Zempen et Yûreisen: Kôhen, signifiant littéralement partie 1 et partie 2. J’ai préféré mettre les titres et posters originaux.


Il tempo dell'inizio de Luigi Di Gianni (1974)
David Lamda a été interné en raison de son comportement antisocial et de discours insensés criés depuis le toit d’une église. Il a été mis sous sédatif et, mélangeant rêve et réalité, imagine l’asile en régime totalitaire. Ce gouvernement délirant est régi par un vieillard, homme de paille de son bras-droit et d’une supposée potiche qui se révèle dotée d’une forte ambition. Les dirigeants manipulent les masses à travers un groupe d’arrivistes et calment les indigents en offrant de la nourriture. Les tensions montent entre les factions rivales pour savoir qui détiendra le pouvoir. De son côté, David cherche une vaine échappatoire dans une statuette collectée dans une décharge à ciel ouvert et dans les paroles ambiguës d’un prophète itinérant.

Il tempo dell'inizio est l’unique long métrage de fiction distribué au cinéma du documentariste Luigi Di Gianni, influencé apparemment par l’œuvre de Dreyer. Tourné en Yougoslavie, l’acteur croate Sven Lasta occupe le rôle de David Lamda et le français Jean Martin, vu dans La bataille d'Alger (1966), celui de l’assistant diabolique. Claudio Volonté, le frère de Gian Maria Volonté, incarne un infirmier dans une de ses ultimes apparitions à l’écran deux ans avant son suicide. Parabole des tentations autoritaristes de l’Italie d’après-guerre, Il tempo dell'inizio est austère et abscons, répétitif et sans concession pour le spectateur. En d’autres termes, c’est terriblement soporifique et bourré de références sociétales et religieuses qui me sont passées au-dessus. Je peux difficilement le conseiller.


The Sound of Fury de Cy Endfield (1950, Fureur sur la ville)
Natif de Boston, Howard Tyler a déménagé avec sa famille en Californie dans l’espoir d’une vie meilleure. Malheureusement, il ne réussit pas à trouver un emploi et les factures s’accumulent. En trainant dans un bowling, il sympathise avec Jerry, un vaurien qui lui propose de l’aider à commettre des braquages. Attiré un temps par cet argent facile, Howard déchante brutalement quand il est mêlé au meurtre d’un riche héritier qu’ils avaient kidnappé.

The Sound of Fury est un pur film noir de série B, tiré du roman The Condemned de Jo Pagano qui s’inspirait d’un fait divers des années 30 et qui avait déjà servi de base au Fury (1936) de Fritz Lang. Il est réalisé par Cy Endfield, juif communiste qui fuira en Grande-Bretagne l’année suivante pour ne pas témoigner devant le Comité parlementaire sur les activités antiaméricaines. Il continuera à travailler sur des bandes à petit budget parfois injustement oubliées jusqu’à son coup d’éclat Zoulou en 1964, qui fera de Michael Caine une star. Frank Lovejoy en revanche est surtout connu de nos jours pour sa prestation dans I Was a Communist for the FBI (1951) et Lloyd Bridges, brièvement blacklisté, relança sa carrière en balançant des noms au Comité.
The Sound of Fury commence de façon ultra classique sur un pauvre type qui prend une mauvaise décision et est entraîné dans une spirale infernale. Frank Lovejoy (Howard) et Lloyd Bridges (Jerry) ne sont pas franchement charismatiques et on s’ennuie. Au bout d’une heure, Howard est arrêté et le récit se recentre sur le journaliste d’un torchon qui sensationnalise les crimes pour vendre ses articles. On bascule alors dans une critique des médias et de la violence. Les dix dernières minutes consistent en une effarante scène de foule déchaînée et justifient à elles seules le visionnage. A noter que The Sound of Fury ressortit sous le titre Try and Get Me.


살인나비를 쫓는 여자 [Salinnabileul ggotneun yeoja] de Kim Ki-young (1978, La femme qui poursuit le papillon mortel)
Tandis qu’il vient d’attraper et de tuer un papillon, Young-gul est interpellé par une femme qui le réprimande pour son acte et lui offre de partager un jus de fruits avec elle. La boisson est empoisonnée, elle périt et Young-gul en réchappe in extremis. Interrogé par la police, il est relâché et l’inspecteur lui donne en souvenir un collier en forme de papillon qui appartenait à la défunte. Déprimé, Young-gul songe à se suicider et en est empêché par un vieux marchand de livres vindicatif. Grâce à un ami, il est engagé par un anthropologue fortuné dont la fille arbore un pendentif identique à celui de Young-gul.

Difficile de résumer Salinnabileul ggotneun yeoja tant il saute du coq à l’âne et explore de nombreux arcs narratifs délaissés en cours de route. Après son chef d’œuvre The Housemaid (1960), mélodrame expressionniste et horrifique ahurissant pour l’époque (et toujours saisissant de nos jours), Kim Ki-young poursuivit dans les années 60 et 70 son investigation macabre des perversions et de la sexualité. Louvoyant avec la censure et tombant par moment dans la surenchère, il revisita The Housemaid encore et encore dans des espèces de faux remakes. Ses longs métrages furent peuplés de femmes fortes et de mâles frustrés ou impuissants, à l’instar de Salinnabileul ggotneun yeoja où Young-gul est incapable d’initiative. Le film comporte trois épisodes, le dernier étant lui-même divisé en moultes péripéties. Ils adoptent tous le point de vue de l’affabulateur Young-gul et on ne peut souvent distinguer la réalité de ses délires. L’interprétation est excessive, les situations invraisemblables et régulièrement grotesques. On a le sentiment que Kim Ki-young enchaîne ses séquences le plus rapidement possible, et qu’il abandonne subtilité et stylisation en chemin, lui qui privilégiait habituellement des plans recherchés. J’en ressors avec une impression de gros n’importe quoi chaotique, un équivalent coréen de Jesús Franco où on se dit qu’il y aurait pu y avoir de l’idée mais en fait non.


Livres
L'anthologie A.B. Frost de A.B. Frost (Editions de l’An 2, 2023), 275 p.
Cette anthologie bilingue français-anglais est composée d’une introduction de Thierry Smolderen, historien de la bande-dessinée, et des trois recueils publiés par Arthur Burdett Frost, pionnier de la BD américaine :
Stuff & Nonsense (1884) inclut quatre brèves histoires ainsi qu’une soixantaine de poèmes absurdes rédigés par le frère d’A.B. Frost et illustrés chacun en deux cases.
The Bull Calf and other Tales (1892) est un regroupement de huit petits récits parus précédemment dans des périodiques, qui se moquent de façon cruelle des mésaventures de pauvres hères.
Carlo (1913) est une nouvelle d’une centaine de cases sur le quotidien d’un chien indiscipliné adopté par une famille aisée vivant à la campagne.
L'anthologie A.B. Frost se situe entre la caricature de presse et les premiers strips, dans un environnement en pleine transformation où la zincographie (procédé photographique de reproduction) se généralise et remplace la gravure sur bois. Cette technique conduisit A.B. Frost à décharger ses dessins, à les rendre fluides en jouant sur la répétition et le mouvement. C’est particulièrement sensible dans Carlo, où les courses effrénées rappellent les débuts du cinéma et les slapsticks de la Keystone. J’ai moyennement été convaincu par les poèmes illustrés et certaines histoires courtes suintent le racisme et le mépris de classe (il est d’ailleurs dommage d’avoir choisi une des planches les plus racistes comme couverture). L'anthologie A.B. Frost ne charmera probablement que les férus d’Histoire de la BD et n’enthousiasmera pas la majorité des lecteurs.


Voyage en Arcturus de David Lindsay (Denoël, collection « Présence du futur », 1992), 354 p.
A Londres dans les années 20, à la suite d’une séance de spiritisme, le mystérieux Krag propose à Maskull et Nightspore de l’accompagner sur la lointaine planète Tormance. Ils acceptent, vont dans un observatoire désolé en Ecosse et montent dans une torpille de cristal. Maskull se réveille seul sur une terre étrange, incapable de se lever, avec de nouveaux organes sur le front et le torse. Il est secouru par Joiwind, une indigène pacifique qui sait lire les pensées et qui lui transfuse son sang éthéré pour l’aider à supporter la gravité. Ragaillardi, Maskull se lance dans une quête qui va l’amener à explorer ce monde extraordinaire à la recherche de Surtur, le supposé créateur des lieux.

Voyage en Arcturus fut un énorme bide à sa sortie en 1920, vendu à moins de 600 exemplaires. Il fut redécouvert dans les années 40, notamment par C. S. Lewis, l’auteur des Chroniques de Narnia, qui le conseilla à son ami J. R. R. Tolkien. C’est une espèce de récit de voyage exotique sur un astre imaginaire, chaque pays parcouru étant l’occasion de s’interroger sur les us et coutumes des habitants. La prose de David Lindsay est apparemment pénible en anglais et j’ai eu a priori raison de lire la traduction française qui ne m’a pas déplu (légèrement ampoulée et datée, rien de rédhibitoire).
Voyage en Arcturus est rempli de réflexions philosophico-religieuses qui ne m’ont guère passionné et j’ai eu du mal à voir où David Lindsay voulait en venir. Ce que j’ai capté m’a semblé excessivement manichéen ou idéologiquement douteux, bien que je ne sache si le romancier assume ou réprouve les points de vue changeant de son antihéros. Maskull mute en fonction de ses errances, empruntant les particularités physiques et psychologiques des locaux. Cela le prédispose à tuer sans pitié les gens qu’il croise et à questionner la bonté voire l’existence des dieux. Ces considérations m’ont parfois ennuyé et l’intérêt de Voyage en Arcturus réside selon moi dans son univers bizarre et coloré, qui m’a évoqué les contrées du rêve de Lovecraft. A cela s’ajoute les déambulations cauchemardesques d’un personnage pas complètement maître de ses actes, balloté par les évènements. Malgré ses défauts et une conclusion décevante, Voyage en Arcturus laisse son empreinte, et ses descriptions continuent de hanter la mémoire longtemps après la clôture du livre.


Articles
« Where Did the BlueBird of Happiness Fly? Bluebird Photoplays and the Reception of American Films in 1910s Japan » de Naoki Yamamoto (ICONiCS - International Studies of the Modern Image, 10, 2010, p.143-166)
« Enchanting the Hearts of Taisho Japan: Why did Japanese Audiences Fall for the Films of Bluebird Photoplays? » de Yuki Irukura (Waseda RILAS Journal, 8, October 2020, p.11-24)
Au début des années 1910, le cinéma européen dominait les écrans japonais et suscitaient les éloges des critiques. Cependant, avec la Première Guerre Mondiale, la production sur le Vieux Continent diminua fortement et le Japon dut se tourner vers les Etats-Unis. Surprenamment, ce ne furent pas les œuvres de Griffith ou DeMille qui s’imposèrent mais les drames d’une branche récente d’Universal : la compagnie Bluebird Photoplays. Actif de fin 1915 au printemps 1919, elle distribua au Japon 140 de ses 162 films (seuls une dizaine sont encore visibles de nos jours), qui eurent un impact majeur sur une jeune génération de réalisateurs. Menés par un courant réformateur, ils voulaient débarrasser le cinéma japonais de ses archaïsmes et le hisser au niveau de ses homologues occidentaux. Les deux articles étudiés posent une problématique identique : pourquoi la Bluebird Photoplays a-t-elle exercé une telle fascination au Japon alors qu’elle n’a eu qu’un succès mitigé aux Etats-Unis, où elle a rapidement été oubliée ?

Filiale d’Universal, Bluebird Photoplays ne bénéficiait pas de gros budgets et ses stars, généralement façonnées de toute pièce, étaient transférées à la maison-mère dès qu’elles commençaient à être suffisamment connues. Elle mettait donc en avant l’excellence de ses scénarios et axait sa publicité sur l’aspect qualitatif, dénigrant les concurrents qui misaient tout sur leur tête d’affiche. Les drames sérieux prévalaient. Ils étaient fréquemment centrés sur de grands problèmes de société, à l’instar de Shoes (1916) qui fut positivement accueilli et servit de modèle par la suite. A partir de 1917, Bluebird Photoplays se mit à diffuser des serials et des courts métrages, perdit peu à peu sa spécificité, fut supplantée par une autre filiale d’Universal, Jewel, et ferma ses portes en 1919.
En 1916, Universal fut le premier studio américain à ouvrir une annexe dédiée à la distribution au Japon et put inonder un marché japonais en manque. L’image prestigieuse que Bluebird Photoplays se donnait trouva un écho favorable au Japon. Ses drames se rapprochaient de ceux produits en Italie, que le public nippon affectionnait et auxquels ils n’avaient plus accès à cause de la guerre. Ses héroïnes, moralement plus ambiguës que la pure Mary Pickford, plaisaient aux Japonais, et les intrigues rappelaient celles du théâtre shinpa, très à la mode dans les années 10. Ces trames simples étaient parfaitement adaptées à la narration des benshi, qui utilisaient à bon escient une atmosphère souvent poétique et une certaine lenteur. Pour les réformateurs, les films de Bluebird Photoplays avaient l’avantage de recourir à des histoires familières agrémentées de procédés techniques modernes (gros plans, intertitres sophistiqués, montage complexe, fermeture à l’iris…), permettant d’acclimater doucement à la nouveauté l’audience de l’archipel. Ces trois éléments, l’éclipse de l’Europe, des récits appréciés des spectateurs et la compatibilité avec les benshi expliquent pourquoi Bluebird Photoplays eut un telle portée, qui perdura dans le temps jusqu’à influencer le home drama et les Ozu et Naruse des années 20 et 30.


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