samedi 6 janvier 2024

Carnet de bord 30/12/2023-05/01/2024



Films vus en compagnie
Knight and Day de James Mangold (2010, Night and Day)
Alors qu’elle rentre chez elle à Boston, June Havens est bousculée deux fois par le beau Roy Miller, qui embarque dans le même avion qu’elle. Le vol est curieusement vide, uniquement occupé par quelques passagers patibulaires. Tandis que June est aux toilettes, ils s’en prennent à Roy, voulant récupérer un objet appelé le zéphyr. Celui-ci les élimine et tue malencontreusement les deux pilotes. Il pose en catastrophe l’appareil dans un champ et drogue June. Avant qu’elle s’endorme, il la prévient que des méchants vont lui mentir et tenter de l’enlever. Elle se réveille dans sa chambre, entourée de messages laissés par Roy, et est bientôt contactée par la CIA qui souhaite la questionner.

Au vue des performances de Tom Cruise ces dernières années, entre les Jack Reacher (2012 et 2016) et les Mission: Impossible (1996, 2000, 2006, 2011, 2015, 2018, 2023), il est difficile de savoir ce qui est du domaine de la parodie dans la comédie d’action Knight and Day. C’est complètement exagéré, Tom Cruise est un superhéros cool et invincible, c’est bourré de plans qui font classe et de situations improbables… comme à peu près tous les Tom Cruise depuis 15 ans. James Mangold, le réalisateur des bons Copland (1997) et Logan (2017), a renoncé à la subtilité, il a livré la commande et empoché le chèque en cédant aux caprices de ses vedettes. Tom Cruise et Cameron Diaz ont l’air de s’amuser et ont pu voyager en Europe tout frais payés, Paul Dano continue à 36 ans à jouer des post-adolescents lunaires, c’est du blockbuster décérébré qui recycle des recettes usées. Autant revoir True Lies (1994). Le remake bollywood Bang Bang (2014) en revanche semble d’une bêtise tellement abyssale qu’il peut valoir le coup d’œil.


The Great Escape de John Sturges (1963, La grande évasion)
En 1942, afin d’optimiser leurs ressources, les Allemands regroupent dans un camp de prisonniers de haute sécurité les officiers ennemis spécialistes de l’évasion. L’un deux, Roger Bartlett, élabore un plan d’une ampleur inédite visant à faire s’échapper 250 détenus. L’objectif est de semer la panique dans les rangs nazis et de mobiliser pour leur capture des troupes indispensables sur le front. Encouragé par le capitaine Ramsey, le plus haut gradé Allié du stalag, et aidé par une équipe d’experts, il se lance dans la construction de trois tunnels.

Le visionnage récent de Chicken Run (2000) m’a incité à me replonger dans The Great Escape, classique régulièrement diffusé à la télévision quand j’étais enfant. Inspirée de faits réels, la trame respecte globalement les évènements en dépit de libertés d’usage : des personnages historiques ont été fusionnés, l’importance des Américains a été accrue et Steve McQueen a conditionné sa présence à l’insertion d’une poursuite en moto. La mise en scène a été confiée à l’efficace John Sturges, qui avait déjà dirigé Steve McQueen, Charles Bronson et James Coburn trois ans auparavant dans Les sept mercenaires (1960).
The Great Escape n’a pas vieilli et demeure un modèle incontournable de film d’évasion. On ne sent pas passer ses 2h52, la durée est justifiée par la densité du scénario à l’inverse des blockbusters modernes. Les acteurs sont excellents, notamment Donald Pleasence qu’on connait surtout pour ses rôles inquiétants et qui est parfait en gars gentil et inoffensif amateur d’ornithologie. Seul reproche, la géniale musique d’Elmer Bernstein va me trotter dans la tête pendant des jours.


Fantastic Fungi de Louie Schwartzberg (2019)
Davantage qu’un documentaire sur les champignons, Fantastic Fungi traite de la perception de ce règne par le mycologue et entrepreneur Paul Stamets. Sur fond de photographies en accéléré d’apparitions de sporophores (la partie émergée des macromycètes, c’est-à-dire des champignons à l’appareil reproducteur visible), Paul Stamets expose sa passion, la façon dont les fungi ont bouleversé le monde, leurs usages actuels et potentiels en psychiatrie et en médecine.

Holàlà… Quelle catastrophe… Techniquement, les vidéos de croissance des champignons sont superbes. S’il n’y avait eu que ça, ça m’aurait moins énervé même si j’aurais assurément râlé sur la faiblesse du propos et l’omission de la désignation des spécimens montrées (ça n’aurait pas coûté grand-chose d’apposer le nom latin de l’espèce). Fantastic Fungi est en réalité une ode à Paul Stamets, présenté littéralement comme un nouveau Darwin. Il n’a pas l’air méchant le bougre et il est indubitablement captivé par son sujet. Sauf que c’est un mycologue amateur, sans formation scientifique, et le gérant d’une compagnie commerciale qui vend ses produits à travers les Etats-Unis.
Je ne crache pas sur les autodidactes, je le suis dans de nombreux domaines y compris l’ornithologie et la biologie évolutive, mais : 1) En biologie justement, Paul Stamets raconte souvent n’importe quoi, enchaînant approximations et contrevérités. Non, les champignons ne sont pas les ancêtres des animaux ; ce ne sont pas les plus anciennes formes de vie sur Terre ; ils n’ont pas hérité de notre planète à la suite des extinctions de masse et ce ne sont pas les organismes qui leur étaient associés qui ont résisté ; il n’y a aucune preuve que le cerveau des hominidés se soit développé grâce à l’absorption de champi hallucinogènes ; le principe clé de l’évolution n’est pas la survie du plus fort… ; 2) excepté Suzanne Simard qui intervient brièvement sur des questions annexes, il n’y a pas un vrai biologiste interviewé en contrepoint ou complément, uniquement la parole de Paul Stamets et de ses supporters. J’ajoute que le documentaire affirme que les mycètes sauveront l’humanité (ils seraient capables de régler le problème de la pollution, de soigner les dépressions et les cancers, de secourir les abeilles… C’est probablement exact dans une certaine mesure, tout étant dans les nuances cruellement absentes ici) et est majoritairement consacré aux effets psychotropes des champignons, illustrés par des images kaléidoscopiques. Fantastic Fungi est au final une ignominie du point de vue scientifique, je n’ai strictement rien appris de fiable en 1h20 et je ne peux que douter des rares éléments que j’ignorais compte tenu du manque de rigueur générale. Et je n’ai pas mentionné l’anthropomorphisation avec la voix off de Brie Larson exprimant les réflexions des champignons…


Films vus seuls
O Costa do Castelo d’Arthur Duarte (1943)
Luisinha, une belle orpheline employée de banque, et Simplício Costa, un beau-parleur professeur de guitare sans le sou, sont locataires dans l’appartement de Rita et Januário localisé près du château Saint-Georges à Lisbonne. Luisinha a été repérée dans la rue par André, un élégant jeune homme qui ne réussit pas à l’aborder et la file pour voir où elle habite. Déclarant être chauffeur, il s’installe chez Rita et Januário, qui louent une troisième chambre pour boucler leurs fins de mois. André n’est toutefois pas ce qu’il prétend être et la situation s’envenime lorsque sa noble tante débarque.

O Costa do Castelo est la première des quatre comédies renommées d’Arthur Duarte. A l’instar d‘O Grande Elias (1950), elle met en vedette Milú (Luisinha) et António Silva (Simplício Costa). Elle est tirée d’une pièce de João Bastos qui avait eu un grand succès en 1940. O Costa do Castelo est encore aujourd’hui une des références de la comédie à la portugaise et est appréciée des Portugais. Elle est émaillée de mélodies guillerettes et a popularisé Milú.
Du haut de ses 2h15, O Costa do Castelo est selon moi beaucoup trop long. Le prologue s’étale sur une bonne heure, s’attarde sur le quotidien des protagonistes et je me suis ennuyé. Le rythme se relance avec l’arrivée de la tante acariâtre incarnée avec délectation par Maria Matos, une figure notable du théâtre portugais de cette période. Milú est sage, elle n’a pas le côté mutin d’O Grande Elias, et le terne Curado Ribeiro en André est moins amusant que Francisco Ribeiro. Ça reste plaisant malgré une morale discutable opposant la pauvreté joyeuse à la richesse triste (André balançant sans rougir qu’il envie ces miséreux qui savent vivre sans être aveuglés par un luxe futile).


ほろよひ人生 [Ongaku kigeki horoyoi jinsei] de Sotoji Kimura (1933, Tipsy Life)
Emiko est vendeuse ambulante de verres de bière sur le quai d’une gare de Tôkyô. Toku le glacier est amoureux d’elle mais Emiko n’a d’yeux que pour Asao, un aspirant compositeur qui lui achète tous les jours un gobelet. Pour célébrer leur idylle, Asao a écrit une chanson qu’une maison de disques a accepté. Son école de musique conservatrice a vent de l’affaire et le renvoie, estimant qu’il ternit leur respectable image. Il est contraint de repartir à la campagne, laissant Emiko désespérée.

Dès les années 20, des sociétés japonaises entreprirent des recherches pour développer des procédés sonores pour le cinéma. Dans ce cadre fut constituée en 1930 la Shashin Kagaku Kenkyujo, aussi appelée Photo Chemical Laboratory (PCL), qui mis au point son dispositif en 1931 et construisit un studio d’enregistrement. Travaillant initialement avec la Nikkatsu, elle fut fort dépourvue quand la compagnie rompit son contrat pour adopter des techniques occidentales. Elle loua ses locaux à des indépendants et démarra sa propre activité avec Ongaku kigeki horoyoi jinsei, la première comédie musicale japonaise. Le genre connut son heure de gloire dans les années 30 à 50 avec une pause durant la guerre, le gouvernement nationaliste goûtant peu son américanisme. Ces productions étaient souvent créées en association avec des maisons de disques pour promouvoir des artistes. Ce n’est pas le cas ici, Ongaku kigeki horoyoi jinsei étant issu d’un partenariat entre PCL et le fabricant de bière Dai-Nippon Beer. Cette collaboration explique le curieux métier d’Emiko et les multiples séquences de gens buvant de la bière.
La PCL embaucha à la réalisation Sotoji Kimura, réputé à l’époque pour ses films sociaux et qui se recyclait dans des œuvres moins engagées. Pour l’anecdote, il était le fils du président de la Nippon Beer Brewing Company, qui forma en 1906 la Dai-Nippon Beer par joint-venture avec la Ôsaka Beer et la Sapporo Beer. Pour Emiko, la PCL recruta Sachiko Chiba, révélée quelques mois auparavant par le propagandiste Sakebu Ajia (1933) de Tomu Uchida. En 1934, elle rencontra Mikio Naruse, qui l’épousa et la fit jouer dans sept opus entre 1935 et 1936. Ils divorcèrent en 1940. Supplantée par une nouvelle génération, Sachiko Chiba prit sa retraite en 1943 et se reconvertit dans la restauration. Asao est interprétée par Heihachirô Ôkawa, qui débuta à Hollywood et revint au Japon pour s’occuper de son père malade ; Toku par Kamatari Fujiwara, qui commençait une carrière impressionnante (238 longs métrages listés sur jmdb dont 12 Kurosawa et 17 Naruse).
Ongaku kigeki horoyoi jinsei vaut davantage pour son intérêt historique que cinématographique. Il n’y a que trois chansons jazzy assez moyennes, la principale revenant en boucle. La plus sympathique est entonnée par Roppa Furukawa dans son unique scène. Il y a également une course-poursuite très slapstick américain, un aimable vagabond à moustache, un duo de voleurs ridicules… Sans être désagréable, Ongaku kigeki horoyoi jinsei enchaîne les gags gentillets de façon chaotique, les connectant faiblement à travers une trame simpliste. Ongaku kigeki horoyoi jinsei eut néanmoins un formidable retentissement et hissa la PCL dans les rangs des acteurs majeurs des années 30. En 1937, elle fusionna avec JO studio et Tôhô Eiga Haikyû et devint la Tôhô.


La Llorona de Ramón Peón (1933)
Le fils du docteur Ricardo de Acuña vient de fêter ses quatre ans. Don Fernando, le grand-père maternel, est étrangement soucieux. Il dévoile à Ricardo qu’une malédiction pèse sur la famille et que, depuis des siècles, le premier né des couples de sa lignée est systématiquement assassiné dès qu’il atteint l’âge de quatre ans. Selon lui, le problème remonte au XVIe siècle et à la trahison par un de ses aïeux d’une noble indienne. Ricardo balaie cette superstition, qu’il rattache au mythe de la Llorona, d’un revers de la main. Il n’est pourtant pas totalement rassuré.

La Llorona est généralement considéré comme le film fondateur du cinéma d’horreur mexicain. Coscénarisé par Fernando de Fuentes, il s’appuie sur une créature folklorique mexicaine, la Llorona, le fantôme d’une femme ayant perdu ses enfants qui terrorise ceux qui entendent ses pleurs. La légende a engendré des transpositions sur de nombreux médias, y compris une chanson folk d’Andres Henestrosa reprise notamment par Joan Baez. Le long métrage présente deux variantes du conte, retouchées pour coller vaguement à l’intrigue. C’est confus et seule la seconde version semble réellement reliée aux évènements. On ne sait globalement pas sur quel pied danser dans ce micmac d’épouvante, de whodunit et de mélodrame agrémenté d’un majordome rigolo. Si les coréens sont experts dans ces mélanges improbables, cela donne dans La Llorona un résultat boiteux, pas aidé par un rythme mollasson.


The Hidden Hand de Benjamin Stoloff (1942)
Le fou dangereux John Channing s’échappe de l’asile et se réfugie dans le manoir ancestral dans lequel sa sœur âgée l’attend. Elle a besoin de lui pour se débarrasser de ses cupides neveux et laisser sa fortune à sa secrétaire. Elle réunit tout le monde dans la demeure et les tentatives de meurtres se multiplient. Il devient bientôt difficile de savoir qui veut éliminer qui et le positionnement de John dans cette affaire.

Dans les années 30-40 aux Etats-Unis, les films de vieilles maisons inquiétantes (genre appelé « Old Dark House » en anglais) sont à la mode. Ce sont habituellement des whodunits plutôt horrifiques avec une proportion fluctuante de comédie. Les plus réputés aujourd’hui sont sans doute The Cat and the Canary (1927 et son remake de 1939) et The Old Dark House de James Whale (1932), qui avait été un échec à l’époque. The Hidden Hand se situe dans la veine parodique, avec un humour noir et un méchant parfaitement interprété par un Milton Parsons effrayant. C’est assez enlevé, distrayant, et j’aurais pu être enthousiaste s’il n’y avait pas eu le cliché éculé du serviteur noir extrêmement peureux avec force roulement d’yeux et accent exagéré. A cela s'adjoint le domestique japonais fourbe, joué par le sino-américain Kam Tong. Si je suis capable de supporter à petite dose l’imagerie raciste malheureusement courante dans les œuvres de cette période, c’est ici trop prégnant et ça m’a empêché d’apprécier The Hidden Hand.


激突!合気道 [Gekitotsu! Aikidô] de Shigehiro Ozawa (1975, The Defensive Power of Aïkido)
En 1912, Morihei Ueshiba est envoyé à Hokkaïdo en tant que chef d’une colonie de repeuplement. Un soir, un garçon acheté et maltraité par des bandits vient se terrer chez lui. Ses propriétaires le retrouvent, exigent la restitution de l’adolescent et, devant le refus de Morihei, une bagarre se déclenche. Les scélérats ont engagé pour les aider un karatéka, Shinbei Natori, qui réussit à vaincre Morihei. Celui-ci décide alors de s’entraîner d’arrache-pied et de solliciter l’enseignement de l’intransigeant maître Soubei Honda dans l’espoir de battre Shinbei.

Morihei Ueshiba est le créateur de l’aïkido, un art martial défensif qu’il a développé et popularisé dans les années 30-40. Gekitotsu! Aikidô retrace de façon très romancée la manière dont Morihei a inventé sa discipline. Pour cela, les scénaristes ont imaginé un adversaire honorable et taillé un rôle sur mesure à Sonny Chiba. C’est son frère cadet, Jirô Yabuki, qui incarne Morihei. Une des rares artistes martiales japonaises, Etsuko Shihomi connue en Occident pour la série des Sister Street Fighter, complète le casting.
Je ne suis pas fan de Sonny Chiba et je craignais un gros truc d’exploitation qui tâche. Ce n’est pas le cas, il y a peu de gore, pas de sexe, les combats justifiés par l’intrigue sont convenablement chorégraphiés, et la trame est correctement ficelée bien qu’historiquement fausse. Sonny Chiba est un antagoniste étonnamment sobre et Jirô Yabuki fait le boulot en Morihei. C’est donc un petit divertissement honnête qui ne tombe pas dans les excès de la majorité de ses contemporains des années 70 et se regarde agréablement.


Blacula de William Crain (1972, Blacula, le vampire noir)
En 1780, le prince africain Mamuwalde est en visite en Transylvanie avec son épouse, reçu par l’influent comte Dracula. Il désire amener les puissants à renoncer à l’esclavage mais, quand il exprime sa requête, le noble lui rit au nez et l’insulte. Un accrochage s’ensuit, Mamuwalde est mordu par Dracula et enfermé dans un cercueil pour l’éternité. Deux-cents ans s’écoulent, deux antiquaires acquièrent le contenu du château de Dracula, l’expédie à Los Angeles et libèrent involontairement Mamuwalde. La police découvre les corps vidés de leur sang et le pathologiste Gordon Thomas entame son enquête.

Je n’avais curieusement jamais vu Blacula, succès en son temps qui initia la mode des films d’horreur blaxploitation. Fauché, plutôt mal réalisé par un William Crain novice venu de la télévision, Blacula vaut surtout pour la présence de William Marshall en Mamuwalde. Il éclipse Thalmus Rasulala (Gordon Thomas) et apporte une distinction et une mélancolie qui ajoute de la profondeur à un Blacula autrement inconsistant. A part ça, ça manque furieusement de tension et de rythme et, dans le style vampire noir, il est préférable de se rabattre sur Ganja & Hess (1973).


Livres
Early Cinema in Asia dirigé par Nick Deocampo (Indiana University Press, 2017), 342 p.
Early Cinema in Asia est un ouvrage universitaire de recherche consacré aux débuts du cinéma en Asie. C’est le résultat de trois colloques tenus en 2005, 2007 et 2008 réunissant des spécialistes mondiaux. Composé de seize chapitres, le livre retrace les premiers pas du cinéma aux Philippines, en Chine, à Hong Kong, à Taïwan, au Japon, en Indochine, en Inde, en Malaisie, en Iran, en Thaïlande, en Afghanistan, en Ouzbékistan et dans quelques îles du Pacifique. Il questionne également le concept de cinéma asiatique et aborde des phénomènes et acteurs transverses, à l’image de la compagnie danoise Nordisk Film qui distribua des pellicules scandinaves en Asie de sa création en 1906 à sa faillite en 1928 (elle fut relancée en 1929 et est toujours active de nos jours).

Si j’ai énormément appris, je ressors cependant avec un sentiment mitigé. Le problème est que la majorité des pages se contentent de décrire les projections et productions inaugurales dans les différents pays, sans charpente théorique ni réflexion d’ensemble. A l’inverse de ce que suggère l’introduction, il n’y a pas vraiment de discussion sur les similarités entre les contrées, chaque chapitre est centré sur son domaine dans une approche purement factuelle, un genre de wikipedia détaillé. Les meilleurs articles sont les rares qui s’écartent de cette optique, notamment « Nationalism, Contradiction, and Identity: or, A Reconsideration of Early Cinema in the Philippines » où Charles Musser s’interroge sur les liens entre le cinéma et la construction de l’identité nationale aux Philippines, qui furent successivement colonisées par l’Espagne, les Etats-Unis et le Japon. J’ai en revanche été déçu par « Early Asian Cinema and the Public Sphere » de Wimal Dissanayake sur l’application de la notion de sphère publique au cinéma premier asiatique, que j’ai estimé vain et méthodologiquement bancal.
Sans surprise, c’est dans « One Print in the Age of Mechanical Reproduction: Film Industry and Culture in 1910s Japan » d’Aaron Gerow que j’ai trouvé les idées les plus stimulantes. Jusqu’à la fin des années 30, à l’encontre de la logique internationale et d’un apparent bon sens économique, les studios japonais ne tiraient généralement qu’un positif par long métrage. Cette bobine sillonnait ensuite le pays, en commençant par les salles d’exclusivité avant de terminer dans des circuits itinérants, puis parfois d’être découpée et vendue aux fans. On comprend mieux pourquoi il reste si peu de choses de cette période, la disparition du négatif dans ces circonstances signifiant la disparition totale du film, la probabilité de mettre la main sur un positif exploitable étant quasiment nul. Selon Aaron Gerow, cette pratique atypique démontre la faiblesse des producteurs par rapport aux distributeurs, beaucoup de titres étant tournés à la demande de ces derniers pour leurs cinémas. La projection était perçue comme un spectacle unique, impression renforcée par la narration des benshi, qui avaient chacun leur style, et par la popularité dans les années 1910 du rensageki, qui utilisait les pellicules dans le cadre d’une représentation théâtrale. Ce texte justifie à lui seul ma lecture de ce recueil incontournable en dépit de ses limites.


Cette chère humanité de Philippe Curval (Indiana University Press, collection « Folio SF », 2009), 379 p.
Vingt ans auparavant, l’Europe du Marché commun (ou Marcom) comprenant treize Etats s’est refermée sur elle-même : elle a expulsé les étrangers et a érigé un système de barrières infranchissables empêchant toute entrée ou sortie. Elle a développé un régime spécifique dirigé par un gouvernement secret, les citoyens sont soumis à une myriade de règles censées assurer leur santé et des machines ralentissant le temps permettent d’allonger la durée de vie. Le monde extérieur a reçu un énigmatique appel au secours d’un habitant du Marcom par une bouteille à la mer et décide d’envoyer Belgacen Attia pour pénétrer illégalement sur le territoire et contacter l’individu à la source du message.

Ça faisait longtemps que je n’avais pas autant détesté un roman et je suis allé au bout pour le principe, n’ayant jamais abandonné un bouquin en cours de route. Je ne connaissais pas Philippe Curval, écrivain français de SF réputé et prolifique, j’avais juste lu de lui une nouvelle imparfaite. L’idée initiale d’une Europe dystopique qui aurait dégagé les immigrés et se serait barricadée n’était pourtant pas inintéressante en ces temps de remontée de la xénophobie. Malheureusement, Belgacen Attia, le seul personnage attrayant, passe rapidement au second plan et on suit une multitude de protagonistes tous plus agaçants les uns que les autres, entre le chef d’entreprise blasé, le ministre arriviste, le fils de riche amoureux et vaguement rebelle, ou la belle suicidaire. Le summum est atteint avec la meneuse d’une bande de hippies qui aime participer à des orgies dans la fange et les ordures. C’est souvent sordide, très porté sur les scènes de sexe explicites, les hommes sont obsédés et les femmes des objets de désir, Philippe Curval insistant en permanence sur leurs attributs physiques. L’intrigue se dilue et perd progressivement son charme, on finit par ne plus se préoccuper de ces héros méprisables et de cet univers simpliste. Je vais m’empresser de me débarrasser de ce truc.


Articles
« The Dawn of Cinema in Japan » de Peter B. High (Journal of Contemporary History, 19(1), 1984, p.23-57)
« The Dawn of Cinema in Japan » est un article classique de Peter B. High, ancien professeur de l’université de Nagoya. Il y décrit les débuts du cinéma japonais, de la projection inaugurale en 1896 aux bouleversements de la fin des années 10. Il s’attarde au départ sur la course à l’échalotte entre les distributeurs, où chacun voulut montrer en exclusivité la nouvelle invention de l’Occident puis produire des bobines pour le public japonais. Avec la guerre russo-japonaise de 1905, la technologie s’installa et la construction d’un studio japonais fut achevée en 1908.
Peter B. High se penche ensuite sur les innovations, le teintage des pellicules, le rensageki qui mélangeait cinéma et théâtre, et les kage serifu (des acteur·ices caché·e·s derrière l’écran qui doublaient en direct les films muets) supplantés par des benshi divisés entre doubleurs/conteurs et explicateurs (qui prirent le dessus dans les années 20). Dès 1907, la différentiation entre Tôkyô la capitale moderne et Kyôto haut lieu de la tradition était effective, Tôkyô se concentrant sur les pièces shinpa et Kyôto sur le kabuki et les œuvres en costume.
La scène kyôtoïte fut vite dominée par le réalisateur Shizo Makino, propriétaire d’un théâtre, démarché par le producteur Einosuke Yokota. Il se spécialisa dans les adaptations de kôdanbon, transcription sur papier de légendes véhiculées par des conteurs pratiquant le kôdan, un art traditionnel de la narration. Les ninjas étant à la mode en ce début des années 1910, Shizo Makino exploita à fond le phénomène, à tel point que les autorités et les parents s’inquiétèrent des conséquences sur les enfants (qui sautaient des arbres pour imiter les ninjas...). Cette appréhension fut renforcée par le succès de Zigomar (1911 à 1913), un serial français sur un dangereux criminel qui engendra une pléiade de dérivés japonais. Les premières censures furent alors instaurées, dans un contexte de professionnalisation et de regroupement avec la création de la Nikkatsu en 1912, fusion de quatre des principales compagnies de production. Sous la pression de jeunes réformateurs qui estimaient que leur pays était à la traine, le cinéma japonais évolua et s’américanisa, abandonnant certaines singularités.

« The Dawn of Cinema in Japan » n’aurait pas dépareillé dans le recueil Early Cinema in Asia, Aarow Gerow s’étant focalisé sur une particularité japonaise de l’époque sans retracer une Histoire détaillée. Il faut dire qu’il a sorti en 2010 un ouvrage de référence sur le sujet, l’excellent Visions of Japanese Modernity, bien plus complet et actualisé que ce texte de 1984 de Peter B. High. L’avantage néanmoins de celui-ci est d’être court, une trentaine de pages, et accessible gratuitement. S’il présente des problèmes identiques à nombre de chapitres de Early Cinema in Asia, c’est-à-dire une approche didactique chronologique légèrement rébarbative, cela reste une bonne entrée en la matière qui fournit les éléments de base à la compréhension des débuts du cinéma sur l’archipel. Il offre en outre des échappées pertinentes et passionnantes sur les prémisses des genres et sur la figure de Shizo Makino, considéré comme le père du cinéma japonais.


Revues
Mammifères sauvages n°86 – Décembre 2023
Le numéro de ce semestre est chamboulé, il ne contient pas la densité habituelle en raison d’un manque de temps et de disponibilité des équipes de la SFEPM. Il consiste majoritairement en de brefs comptes-rendus des activités de l’association et des évènements scientifiques liés aux mammifères en France.

Le seul article conséquent concerne le nouveau PNA (plan national d’actions) loup pour la période 2024-209 qui, sans surprise, est assez affligeant. Loin de capitaliser sur les expériences des plans précédents, il ne tente pas de mettre en place une logique de coexistence et d’anticipation, s’appuyant sur une déclassification de la protection du loup et sur un principe d’abattage massif sans pour autant élargir les aides aux éleveurs des régions non montagneuses tandis que le loup est en train d'étendre son territoire.
Du côté des lectures, je note Un billet pour l'Arche : Des Abeilles aux Zébus, quelles espèces sauver avant le Déluge ?, qui s’interroge sur la manière dont nous protégeons certaines espèces aux dépends d’autres et qui semble stimulant.


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