Films vus en compagnie
The Terence Davies Trilogy de Terence Davies (1983)

J’aurais dû commencer par The Terence Davies Trilogy avant de voir Distant Voices, Still Lives (1988), qui reprend de nombreux éléments d’une façon plus aboutie, à la fois narrativement et stylistiquement. Children est le moins réussi des trois chapitres, tout ce qui concerne le père sera revisité dans Distant Voices, Still Lives. Madonna and child est mon préféré, Terence Davies y expose la déprime de son double Robert Tucker, qui cache à sa mère adorée une sexualité considérée déviante par la société. Dans Death and Transfiguration enfin, Terence Davies teste une construction non linéaire ponctuée de chansons, modèle qu’il approfondira avec brio par la suite. Ce n’est pas complètement convaincant ici, malgré de bonnes idées. En soi, The Terence Davies Trilogy est une œuvre originale et marquante. Son problème est qu’elle pâtit de la comparaison avec le superbe Distant Voices, Still Lives, d’où mon regret de ne pas l’avoir regardé en premier.
Dune: Part One de Denis Villeneuve (2021, Dune)

J’ai lu les bouquins de Frank Herbert quand j’étais adolescent, j’avais moyennement accroché et je m’étais arrêté après Le Messie de Dune. L’adaptation de Lynch en 1984 m’avait laissé froid et je n’espérais rien de cette version de Denis Villeneuve, lassé des blockbusters américains depuis des années. Dune: Part One est exactement ce que j’escomptais : un gros machin beaucoup trop long, convenu et prévisible, pas franchement bien joué et avec une musique d’Hans Zimmer indigeste. Si Dune était innovant à l’époque de sa parution il y a 60 ans, de l’eau est passée sous les ponts. On a souvent l’impression d’assister à un énième volet de Star Wars, Oscar Isaacs/Leto Atréides balançant même une allusion indirecte à la saga de Disney. Il paraît que le 2 est mieux, je n’y crois pas mais je suis complétiste…
がんばっていきまっしょい [Ganbatte ikimasshoi] de Itsumichi Isomura (1998, Give It All)

Ganbatte ikimasshoi est le prototype du Ganbatte eiga qui fleurira dans les années 2000 et 2010. On y retrouve tous les ingrédients habituels, un passe-temps improbable, une bande de looseuses réticentes qui finissent par se consacrer entièrement à leur passion, une coach un peu barrée et, cerise sur le gâteau, un titre qui comprend le mot ganbatte. A la différence de ses successeurs, l’aspect comique est léger, on est davantage dans la chronique adolescente nostalgique. Cela provient sans doute de sa source, un roman semi-autobiographique de l’écrivaine et essayiste Yoshiko Shikimura publié en 1995. Le livre fut également transposé en une série TV de dix épisodes en 2005. Diffusé au départ dans une unique salle indépendante, Ganbatte ikimasshoi bénéficia du bouche-à-oreille et construisit progressivement sa renommée. Il révéla l’actrice Rena Tanaka (Etsuko), qui est aujourd’hui une star.
J’avais regardé par hasard Ganbatte ikimasshoi il y a des années, je n’avais aucune attente et j’avais été agréablement surpris. Avec du recul et une meilleure connaissance du cinéma japonais contemporain, il tient parfaitement la route. Le casting est excellent et on s’attache à ce groupe dont le seul objectif est de ne pas être dernier. Une œuvre à découvrir.
A noter la présence côté production du studio Altamira Pictures fondé en 1993 par Shoji Masui (un ancien de la Daiei), Yuji Ogata (responsable d’un cinéma de Tôkyô), Itsumichi Isomura et Masayuki Suo (réalisateur en 1992 de Sumo do, sumo don't, qui comportait déjà des éléments de Ganbatte eiga). Ils obtinrent un immense succès avec Shall we dansu? (1996) et réemployèrent le schéma de Ganbatte ikimasshoi dans Waterboys (2001) et Swing Girls (2004).
Evil Dead Rise de Lee Cronin (2023)

Précisons au préalable que je suis à la ramasse sur la saga Evil Dead. Je n’ai vu que les trois classiques de Sam Raimi, il me manque le reboot de 2013 et la série Ash vs Evil Dead (2015-2018). Ce n’est pas bien grave, Evil Dead Rise n’a pas de rapport direct avec eux et n’inonde pas le spectateur de références. On est dans du huis-clos sanguinolent old-school avec entité démoniaque, l’appartement de Los Angeles (situé en réalité en Nouvelle-Zélande) remplaçant la cabane dans les bois. C’est du gore plutôt festif, 6500 litres de faux sang ont été utilisés, avec un humour assez noir sans atteindre les délires du 2 et du 3. Il en résulte un divertissement plaisant pas franchement révolutionnaire.
Films vus seuls
黒の札束 [Kuro no satsutaba] de Mitsuo Murayama (1963, Black Money)

Black Money est le troisième volet de la série noire de la Daiei après La voiture d'essai noire (1962) et Le dossier noir (1963). Il est tiré du roman Heavy Wad of Cash de You Sano publié en 1962. L’adaptation est confiée à Mitsuo Murayama, un spécialiste maison du film de guerre qui fit un détour par la Shaw Brothers en 1969-1970 avant de se tourner vers la télévision. La distribution ne comprend pas de grands noms, c'est du solide sans paillettes et j’ai été content de revoir Hideo Takamatsu dans le rôle d’Ishiwatari. Second couteau récurrent de la Daiei, il est toujours parfait, en vilain comme en brave type.
Black Money n’est pas du niveau de La voiture d'essai noire ou du Train super-express noir (1964). On ne s’intéresse pas à la corruption structurelle des entreprises et de la société, on se concentre sur une magouille vouée à l’échec de quelques bras cassés. Le héros ne suscite guère d’empathie, le dénouement est très moral. J’espère que le suivant sera meilleur.
怪猫 お玉が池 [Kaibyô Otama-ga-ike] de Yoshihiro Ishikawa (1960, The Ghost Cat of Otama Pond)

J’avais déjà critiqué sur ce blog un kaibyô-eiga de Yoshihiro Ishikawa de 1968, Kaibyô nori no numa. Je reviens ici à la source avec le premier long métrage de Yoshihiro Ishikawa. Cet assistant de Nobuo Nakagawa lui a piqué son directeur artistique, son esthétique kabuki-esque et ses excès sanguinolents. Il ne possède toutefois pas la maîtrise de son mentor, la trame est extrêmement mince, prétexte à un enchaînement de séquences horrifiques. Si certaines fonctionnent, avec une jolie utilisation de la couleur à une époque où les débutants à la Shintôhô devaient souvent se contenter du noir et blanc, elles sont dans l’ensemble trop étirées et répétitives, la bataille finale étant interminable. L’introduction et la conclusion contemporaine servent principalement à ajouter une vingtaine de minutes pour dépasser péniblement les 1h15. Le casting est composé de comédien·ne·s obscurs de la Shintôhô, clairement pas le haut du panier. Mieux vaut rester sur les œuvres de Nobuo Nakagawa.
女体桟橋 [Nyotai sanbashi] de Teruo Ishii (1958, Flesh Pier)

Teruo Ishii est célèbre en Occident pour ses délires ero guro nansensu de ses années à la Toei, en particulier L'effrayant Docteur Hijikata (1969) issu d’un livre d’Edogawa Ranpo. Il a démarré sa carrière en 1957 à la Shintôhô en se spécialisant notamment dans les films de gangsters ou de détectives noirisants, rappelant ce que produisait le concurrent Nikkatsu au même moment. Nyotai sanbashi est son baptême dans le genre après six épisodes de la série de SF pour enfants Super Giant. Il y emploie deux vedettes maison du studio, Ken Utsui (Keizô Yoshioka) et Yôko Mihara (Rumi, la responsable de l’Arizona). Interprète fétiche de Teruo Ishii durant ses années Shintôhô, cette dernière fut essentiellement abonnée aux rôles de séductrices sans scrupule, des femmes fortes dégageant un érotique torride.
Nyotai sanbashi est relativement sage, loin de la folie des travaux ultérieurs de Teruo Ishii. Ken Utsui est fade et l’intrigue est banale. On pourra y jeter un œil pour le style semi-documentaire dans les bas-fonds de Tôkyô et pour l’unique apparition au cinéma du chanteur de jazz Teruo Hata.
Klokker i måneskinn de Kåre Bergstrøm (1964, Bells in the Moonlight)

Klokker i måneskinn est un film fantastique à sketches tiré d’un ouvrage du romancier et poète norvégien André Bjerke. Il reprend le principe du classique Au cœur de la nuit (1945), qui utilisait déjà un personnage de médecin sceptique. La spécificité de Klokker i måneskinn est la légèreté du fantastique, les explications du docteur pouvant raisonnablement démonter les phénomènes narrés. Une pirouette finale n’enraye pas ce sentiment de décrédibilisation qui fait son originalité. Une curiosité pas désagréable qui reste assez planplan, avec un troisième segment supérieur aux deux autres.
All Night de Paul Powell (1918, Allez-vous coucher !)

All Night est le troisième long métrage crédité de Rudolph Valentino (appelé Rodolfo di Valentina au générique), le premier encore disponible en quasi-intégralité. On peut constater sur les affiches de l’époque (à l’exemple de l’image de gauche ci-dessus) qu’il n’était pas mis en avant. La vedette était Carmel Myers, qui avait débuté dans Intolérance (1916) à 16 ans à peine et qui enchaînait les succès. All Night ressortit en 1922 consécutivement à l’ascension de Valentino, on voit la différence sur le second poster où son nom et son visage sont privilégiés. Valentino n’a pas son rôle de latin lover ténébreux, il incarne un brave garçon introverti dans un registre humoristique qu’il abandonna par la suite. Il fut recruté par le réalisateur Paul Powell, qui lui avait donné sa chance deux mois auparavant dans A Society Sensation (1918, avec Carmel Myers également) et qui croyait en son avenir.
All Night est une des seules comédies de la Bluebird Photoplays ayant survécu, sauvée probablement par la présence de Valentino au casting. On est dans du comique de situation, transposition d’une nouvelle d’Edgar Franklin, un écrivain régulièrement adapté par Hollywood dans les années 10 à 30 et totalement oublié de nos jours. Après une exposition laborieuse, le rythme s’accélère, les évènements deviennent de plus en plus cocasses et c’est en définitive plutôt plaisant. Cela ne suffit néanmoins pas à lancer la carrière de Valentino qui dut attendre trois ans avant de percer.
Livres
Nudes! Guns! Ghosts! The Sensational Films of Shintoho de Mark Schilling (Centro Espressioni Cinematografiche, collection « Udine Far East Film », 2010), 285 p.

Créé en 1947 par la Tôhô pour casser un mouvement de grève interne et diminuer les coûts, la Shintôhô fut le plus petit des six studios de l’âge d’or des années 50 (avec la Tôhô, la Shôchiku, la Daiei, la Toei dès 1953 et la Nikkatsu à partir de 1954). De son indépendance en 1948 à sa faillite en 1961, la Shintôhô fut toujours dans le rouge. Sa direction mena au départ une politique ambitieuse axée sur des films de prestige, invitant des noms illustres comme Kurosawa, Ozu, Mizoguchi, Naruse, Tomu Uchida, Heinosuke Gosho ou Hiroshi Shimizu. Les résultats furent souvent décevants et, en décembre 1955, Mitsugu Okara fut élu président. Ancien benshi, propriétaire de salles qui avait réussi à redresser les comptes de la Nikkatsu, il initia un changement radical de stratégie. Les budgets furent drastiquement réduits, confiés à des metteurs en scène maison avec des acteurs et actrices formé·e·s par la Shintôhô. Le sexe et la violence furent favorisées pour attirer le public. Ces manœuvres furent insuffisantes, Mitsugu Okara fut congédié en novembre 1960 et la Shintôhô fut liquidée en août 1961.
Nudes! Guns! Ghosts! The Sensational Films of Shintoho est un incontournable pour les passionnés de cinéma japonais. Il dépeint l’histoire d’un studio méprisé en se focalisant sur ses figures éminentes : Mitsugu Okara donc, mais aussi ses réalisateurs remarquables (par exemple Nobuo Nakagawa et Teruo Ishii), des assistants et des interprètes. On trouve en prime des entretiens inédits avec des survivants de cette époque, qui racontent leurs souvenirs et les conditions de travail. Mon unique reproche est la brièveté de l’ensemble, 163 pages, il y aurait eu moyen de développer davantage (le total de 285 pages est dû au bilinguisme, Nudes! Guns! Ghosts! The Sensational Films of Shintoho étant proposé en anglais puis en italien).
Cinema of Actuality: Japanese Avant-Garde Filmmaking in the Season of Image Politics de Yuriko Furuhata (Duke University Press, collection « Asia-Pacific: Culture, Politics, and Society », 2013), 266 p.

Le terme eizô d’abord, qui désigne des images produites technologiquement, lui sert à analyser des œuvres intermédias, notamment le manga filmé Carnets secrets des Ninja de Nagisa Ôshima. Face au petit écran, les artistes se questionnaient sur les spécificités de l’image cinématographique et sur ses liens avec les autres types de représentation, testant des méthodes innovantes. La chercheuse enchaîne dans les deux parties suivantes sur la notion d’actualité, point de jonction entre le cinéma et le journalisme. Elle montre comment les metteurs en scène se sont réappropriés des faits divers sensationnalistes. Tout en surfant sur les phénomènes décrits avec des tournages dans l’urgence et des diffusions très rapprochées des évènements, la distanciation temporelle et leur filtre théorique leur permirent de projeter une vision critique. Elle étudie ensuite la manière dont Masao Adachi et Nagisa Ôshima ont utilisé le fûkeiron (風景論, littéralement « théorie du paysage ») dans deux longs métrages singuliers, qui attaquaient le système en s’appuyant sur des plans quasi-fixes d’endroits déserts. Les lieux de vie étaient selon eux également politiques, l’architecture étant pensée pour annihiler les contestations. Le cinquième chapitre dissèque l’opposition frontale entre le cinéma et la télévision dans Déclaration de guerre mondiale : armée rouge, front de libération palestinien (1971).
Cinema of Actuality: Japanese Avant-Garde Filmmaking in the Season of Image Politics m’a aidé à mieux appréhender le travail d’un certain nombre de personnalités importantes des années 60 que je n’ai jamais appréciées, en particulier Nagisa Ôshima, Kôji Wakamatsu et Toshio Matsumoto. Il me manquait des clés de lecture indispensables pour saisir leurs opus complètement ancrés dans les problématiques de leur temps. Si cela ne me les fera pas aimer, je perçois dorénavant les convictions derrière les provocations et les raisons de leurs expérimentations (pas toujours heureuses d’après moi). Le seul bémol est que Cinema of Actuality est un ouvrage universitaire ardu, on sent la thèse de philo légèrement transformée pour la publication, plein de jargon et peu abordable. C’est dommage car c’est stimulant intellectuellement et cela mérite le détour.
Revues
Mad Movies n°380 – Mars 2024

Au niveau des sorties, pas grand-chose par rapport au numéro des Cahiers. J’ajouterai Immaculée (2024), film de vilain·e·s religieux·ses qui semble original. Je conclus en mentionnant l’interview lunaire de Bruno Dumont, plus habitué aux Cahiers qu’à Mad Movies, et qui précise tout fier qu’il a découvert récemment La nuit des morts-vivants (1968).
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