Films vus en compagnie
Else de Thibault Emin (2024)

Else est le premier long métrage de Thibault Emin, qui s’inscrit dans le renouveau fantastique français des dernières années, avec une grosse influence de la body horror à la Cronenberg, de David Lynch, Shin'ya Tsukamoto et de l’ero guro nansensu japonais. Bien qu’il semble inspiré du Covid, le projet est la prolongation d’un court éponyme de 2007, il été pensé début 2010 et a mis quatorze ans à se concrétiser,. A l’opposé de l’individualisme et de la peur de l’autre typique du cinéma américain, Thibault Emin a voulu montrer le dépassement de l’humain par une entité collective, dont l’altérité engendre nécessairement de l’inquiétude. Le résultat est de plus en plus étrange au fur et à mesure de la progression du récit, assumant son concept jusqu’au bout. Il est porté par de beaux effets spéciaux organiques et numériques et par une photographie qui recourt par moments au noir et blanc. Même si cela m’a parfois laissé dubitatif, il y a des images marquantes et Else vaut le coup d’œil pour les amateurs de bizarreries.
Films vus seuls
めくらのお市 地獄肌 [Mekura no Oichi: Jigokuhada] de Sadatsugu Matsuda (1969, Trapped, the Crimson Bat)

Ce second volet de la série des Mekura no Oichi propose une histoire assez dense dont je n’ai résumé qu’une partie. Yôko Matsuyama surjoue moins que dans le 1, Sadatsugu Matsuda s’est également assagi et offre pour son ultime opus une réalisation sans éclat, à l’exception d’une conclusion surprenante. La méchante Oen au look très manga est incarnée par Kikko Matsuoka, une actrice à la brève carrière cinématographique, qui se concentra sur la télévision à partir des années 70. Découverte par Tadashi Imai qui lui donna sa chance dans Contes cruels du Bushido (1963), son physique quasi-occidental la cantonna aux seconds rôles sauf dans quelques films de genre, le plus fameux étant le curieux Kyûketsu dokuro-sen (1968, The Living Skeleton) édité en Occident par Criterion dans leur excellent coffret When Horror Came to Shochiku. Mekura no Oichi: Jigokuhada ne présente rien de remarquable, on est dans le tout-venant de l’époque, avec des aspects mélo artificiels et un scénario cousu de fil blanc.
Un día con el diablo de Miguel M. Delgado (1945, A Day with the Devil)

Un día con el diablo est la septième des trente-trois collaborations entre Michel M. Delgado et Cantinflas. Produit juste après la deuxième guerre mondiale, il est essentiellement centré sur un comique troupier facile, avec Cantinflas en soldat cataclysmique qui finit par mener involontairement une mission héroïque contre des ennemis japonaisants. Le jour chez le diable n’occupe que le dernier tiers, greffé artificiellement au reste du récit. Comme d’habitude avec Cantinflas, l’humour repose sur les malentendus et sur sa capacité à embrouiller tout le monde par son flux incessant de paroles sans queue ni tête. L’intrigue est rachitique, prétexte à une enfilade de gags, et les protagonistes n’ont aucune personnalité. On est loin du rythme et de la qualité de Ahí está el detalle (1940), c’est clairement dispensable.
1000 مبروك [1000 Mabrouk] de Ahmad Nader Galal (2009, Congratulations)

Bien qu’il débute par une phrase affirmant qu’il s’inspire du mythe de Sisyphe, 1000 Mabrouk est en réalité une version égyptienne d’Un jour sans fin (1993), autour d’un type égocentrique et vaniteux qui ouvre progressivement les yeux sur les drames vécus par son entourage. Ahmed est incarné par Ahmed Helmy, un acteur populaire spécialisé dans les comédies romantiques et les satires.
Il est toujours risqué de regarder une comédie d’une culture qu’on ne connait pas, l’humour s’exportant difficilement. Et en effet, les trente premières minutes se sont avérées un peu pénible, avec un Ahmed agaçant et une réalisation prétentieuse bourrée d’effets tape-à-l’œil dans un style bollywoodien (cinéma très apprécié dans les pays arabes). Passé la seconde boucle, j’ai commencé à entrer dans le truc grâce à une idée amusante : chaque journée se termine à minuit pile par la mort horrible d’Ahmed. L’histoire part alors en vrille, porté par un Ahmed Helmy charismatique. La dernière demi-heure prend un virage dramatique convenu jusqu’à une conclusion inattendue qui a désappointé les spectateurs égyptiens, ce qui n’a pas empêché 1000 Mabrouk de cartonner au box-office local. C’est donc une bonne surprise, une variation agréable du genre qui, sans être révolutionnaire, dégage une certaine sincérité.
种鬼 [Zhong gui] de Kuen Yeung (1983, Seeding of a Ghost)

De 1975 au milieu des années 80, les histoires de magie noire étaient à la mode à Hong Kong et ont donné lieu à des summums d’outrances érotico-gores produites majoritairement par une Shaw Brothers à la recherche d’un second souffle face à la concurrence de la Golden Harvest et à la montée du piratage liée à l’apparition de la VHS. J’ai déjà critiqué sur ce blog les deux exemples les plus célèbres, Gu (1981, Bewitched) et Mó (1983, The Boxer's Omen) de Chih-Hung Kuei. Sans atteindre ce niveau de délire, Seeding of a Ghost est franchement déjanté, avec beaucoup de nudité (Irene qui court seins nues sur la plage ou qui se douche langoureusement au ralenti), de sexe (avec musique de saxo en fond et cheveux dans le vent), et de gore avec des trucages crados/rigolo-kitsch comme je les aime. Il y a même de la baston avec bruitages de kung-fu et le traditionnel duel de magie entre le sorcier et des taoïstes. On est dans de la pré-catégorie III, à laquelle Seeding of a Ghost fut rattaché rétroactivement quand le système vit le jour en 1988. Il n’y a aucun personnage positif et on ne peut que compatir à la vengeance du fantôme d’Irene qui décime le casting. Les sept dernières minutes basculent dans un énorme porte-nawak réjouissant qui méritent à elles seules le visionnage. Les amateurs d’horreur trash seront ravis.
El techo de cristal d’Eloy de la Iglesia (1971, Le plafond de verre)

Communiste homosexuel, Eloy de la Iglesia eut dès ses débuts de nombreux problèmes avec la censure franquiste. Ses soucis continuèrent avec l’arrivée de la démocratie en raison de son goût pour la provocation et le caractère politico-social de plusieurs de ses œuvres, notamment celles sur le monde de la drogue sorties dans les années 80. Pour contourner la censure, il s’aventure dans les années 70 dans le cinéma de genre, en particulier le giallo et l’horreur à l’instar de son premier grand succès, El techo de cristal. Il y oppose deux stars populaires en Espagne, l’Américaine Patty Shepard (qui vécut en Espagne quasiment toute sa vie) et Carmen Sevilla, connue des Français pour ses opérettes avec Luis Mariano. Le scénario de El techo de cristal lorgne du côté de Fenêtre sur cour (1954), avec l’ajout d’une atmosphère gialloisante axée sur une héroïne esseulée et sexuellement frustrée qui mène son enquête, d’un mystérieux voyeur, de pas mal de nudité, et d’éléments bizarres et malaisants. Carmen Sevilla est convaincante, il y a de bonnes idées avec une ambiance pesante mais l’intrigue est rachitique et j’ai trouvé le temps long. Ce n’était toutefois pas inintéressant et je vais poursuivre mon exploration de la filmographie d’Eloy de la Iglesia.
Rotkäppchen de Götz Friedrich (1962, Le Petit Chaperon rouge)

Rotkäppchen (nom qui désigne le Petit Chaperon rouge en allemand) est un märchenfilm de la DEFA inspiré du célèbre conte des frères Grimm et de son adaptation théâtrale de 1936 par l’écrivain et dramaturge russe Evgeny Schwartz. Il fait suite à un Blanche-neige sorti l’année précédente qui eut un immense succès. Rotkäppchen n’a aucune volonté de réalisme, tout est clairement tourné en studio dans des décors de carton-pâte avec des animaux incarnés par des gars en costume un peu creepy. Mention spéciale à l’écureuil, une marionnette moche agitée frénétiquement. C’est la première apparition à l’écran à l’âge de 12 ans de Blanche Kommerell, la fille de l’actrice Ruth Kommerell, dans le rôle du Petit Chaperon rouge. Rotkäppchen est extrêmement naïf et visiblement destiné à un jeune public. J’ai cependant apprécié le côté bricolé et c’était assez plaisant.
Don't Be Afraid of the Dark de John Newland (1973, Les créatures de l'ombre)

Don't Be Afraid of the Dark est un téléfilm de la société Lorimar diffusé sur ABC le 10 octobre 1973 dans le cadre de l’émission ABC Movie of the Week. Il est réalisé par John Newland, qui a essentiellement œuvré pour le petit écran, et met en vedette Kim Darby en Sally (l’héroïne du True Grit de 1969), le fade Jim Hutton en Alex (vu dans Where the Boys Are (1960)) et l’excellent William Demarest en M. Harris dans une de ses ultimes prestations. Don't Be Afraid of the Dark est centrée sur Sally, femme au foyer qui s’inquiète du carriérisme de son conjoint. Celui-ci n’est guère sympathique, il n’écoute pas les craintes de son épouse et les balaie d’un revers de main. Quand elle commence à apercevoir des créatures surnaturelles, il l’accable plutôt que de l’aider et elle ne trouve une oreille compréhensive qu’auprès d’une autre femme, sa meilleure amie Joan. Don't Be Afraid of the Dark s’ancre donc dans une horreur domestique et aurait gagné à être plus subtil dans l’utilisation de ses monstres. Bien que les maquillages soient réussis, il aurait fallu les laisser davantage dans l’ombre, jouer sur le mystère et renforcer l’angoisse. Il aurait aussi pu être condensé pour tenir sur une petite heure au lieu d’1h14. Don't Be Afraid of the Dark impressionna fortement Guillermo del Toro qui le vit enfant à la télévision. Il a produit et coécrit un remake en 2010, qui a malheureusement l’air mauvais.
Prison sans barreaux de Léonide Moguy (1938)

Venant d’achever le livre d’Eric Antoine Lebon consacré à Léonide Moguy, j’ai eu envie de combler mes lacunes. Je n’avais en effet vu, sur les conseils d'Eric, que deux titres de ce metteur en scène, Conflit (1938) et Les enfants de l'amour (1953). Incendié par les tenants de la Nouvelle vague dans les années 50-60, Moguy symbolisait pour eux le pire du cinéma à thèse mélodramatique. Il faut dire qu’il n’y allait généralement pas de main morte, avec des personnages souvent manichéens et des thématiques socialement polémiques. C’est le cas dans Prison sans barreaux dédié à la justice des mineures, à un moment où des scandales autour de la maltraitance institutionnelle secouaient la France et où le Front populaire édictait une loi sur la question. Le film eut un grand succès et lança la carrière de Corinne Luchaire (Nelly), qui joua également dans le remake britannique Prison Without Bars (1938).
Le point fort de Prison sans barreaux est indéniablement l’interprétation, avec de nombreuses novices impeccablement dirigées et des vieilles briscardes en gardiennes. La seule fausse note est Roger Duchesne en docteur, trop lisse et pas franchement impliqué. Sa romance avec Yvonne puis Nelly est assez pénible, à l’inverse des séquences entre prisonnières dans la maison de correction. On sent le passé de monteur soviétique de Moguy durant un speech d’Yvonne, sur lequel il déploie des surimpressions sur fond de discours naïf avec un message lourdement appuyé. On lui pardonne néanmoins car on devine son attachement au sujet et il développe un réel propos réformiste pour l’époque. L’histoire entre le médecin et une Nelly de 17 ans est en revanche douteuse, à la fois pour la différence d’âge et de statut, Guy représentant une figure d’autorité pour les adolescentes. On peut d’ailleurs se demander dans quelle mesure Moguy, à qui on a prêté des liaisons avec la plupart de ses actrices, a projeté/justifié son fantasme/son aventure. En dépit de ces limites, Prison sans barreaux se regarde agréablement dans l’ensemble.
我が家は楽し [Wagaya wa tanoshi] de Noboru Nakamura (1951, Home Sweet Home)

Wagaya wa tanoshi est un pur shôshimin-eiga de la Shôchiku avec un casting impressionnant : Chishû Ryû en Nobuko, Isuzu Yamada en Namiko, Hideko Takamine en Tomoko, Keiko Kishi en Nobuko pour sa première apparition sur grand écran (imdb liste en premier une version japonaise des Misérables de 1950 qui n’est ni sur jmdb, ni sur la fiche wikipedia japonaise de Keiko Kishi, qui précise qu’elle a commencé dans Wagaya wa tanoshi) et Keiji Sada en Saburo.
Wagaya wa tanoshi marque les débuts de l’association entre Hideko Takamine et Keiji Sada, qui se retrouveront dans sept autres opus (dont six de Keisuke Kinoshita). Bien que toute la famille Uemura ait son importance, les héroïnes sont essentiellement Tomoko et sa mère Namiko, incarnée par Isuzu Yamada. Vedette de Mizoguchi majeurs des années 30 comme L'élégie d'Osaka (1936) ou Les sœurs de Gion (1936), cette comédienne polyvalente sut perdurer après-guerre et fut employée par Kurosawa (c’est elle l’effrayante Lady Asaji Washizu/Lady Macbeth dans Le château de l’araignée (1957)), Ozu (Crépuscule à Tokyo, 1967) ou Naruse (Au gré du courant, 1956). Elle a joué dans plus de 200 longs métrages et est décédée en 2012 à l’âge de 95 ans.
Wagaya wa tanoshi est tiré d’un roman de Sumie Tanaka, fidèle collaboratrice de Naruse, et ça se sent. On a droit à un mélodrame subtil qui brosse de beaux portraits de femmes, avec un tableau émouvant du quotidien d’une famille ordinaire. C’est filmé platement, le scénario est prévisible mais c’est parfaitement interprété et on s’attache aux différents protagonistes. Noboru Nakamura, ancien assistant de Yasujirô Shimazu, s’est souvenu des leçons de son maître, c’est une réussite dans le genre et c’est dommage qu’il ne soit pas plus réputé.
Livres
Léonide Moguy – Un citoyen du monde au pays du cinéma d’Eric Antoine Lebon (L’Harmattan, 2020), 352 p.

Léonide Moguy – Un citoyen du monde au pays du cinéma est le second ouvrage d’Eric Antoine Lebon après l’excellent Annabella, gardez le sourire !, que je n’aurais pas lu au départ si Eric n’avait pas été un ami et qui m’avait davantage plu que ce à quoi je m’attendais. Avec Léonide Moguy, on est sur un terrain qui m’est plus familier, celui d’un metteur en scène méconnu et engagé qui méritait d’être réévalué. C’est ce qu’a permis ce livre et ce n’est pas la moindre de ses qualités. Eric dépeint de nouveau à travers l’itinéraire de Moguy un panorama du cinéma des années 20 à 60 en France et en Europe, avec un crochet par les Etats-Unis. Cela se lit comme un roman, on suit avec intérêt les péripéties de Moguy qui a dû se battre pour financer la plupart de ses projets et qui avait de réelles convictions sociales. A l’instar d’une partie de la critique contemporaine, Eric réhabilite le mélodrame, genre longtemps méprisé et auquel Moguy n’hésitait pas à recourir. C’est encore une fois une réussite et cela m’a donné envie d’explorer la filmographie de Moguy alors que le mélodrame n’est pas ma tasse de thé.
La fameuse invasion de la Sicile par les ours de Dino Buzzati (Gallimard jeunesse, collection « Folio junior Edition Spéciale », 1991), 153 p.

J’avais été assez déçu par le film d’animation La Fameuse Invasion des ours en Sicile que j’avais trouvé simpliste, manichéen et affligé de problèmes de rythme. J’étais cependant curieux de lire le court roman d’origine de Dino Buzzati, dont j’avais grandement apprécié Le désert des Tartares. Bien m’en a pris, il est sensiblement meilleur que son adaptation. Sur la forme, Buzzati s’amuse à mélanger les genres avec une présentation des personnages et des décors façon pièce de théâtre, un récit merveilleux de conte ou de légende, des poésies cocasses, un narrateur omniscient qui joue avec les attentes du lecteur et des dessins de l’auteur pour figurer les évènements.
Comme expliqué sur le site Fumettologica, les chapitres 1 à 7 de La fameuse invasion par les ours (on remarquera l’absence du mot Sicile) parurent en feuilleton hebdomadaire dans le Corriere dei Piccoli de Milan entre le 7 janvier et le 18 février 1945, en couleur et en grand format, avec des illustrations de 25 cm de côté et le texte en dessous. Après un mois de pause, Buzzati reprit avec les chapitres 8 à 11 en mars-avril 1945. Le 25 avril 1945, la République de Salò tomba et Milan fut libéré. Les Alliés demandèrent aux journaux de changer leurs contenus par rapport à la période fasciste, le 12e chapitre de La fameuse invasion par les ours ne fut pas publié. Plus tard dans l’année, une version revue et corrigée fut éditée en livre avec le chapitre manquant et la mention de la Sicile. C’est elle qui a été traduite en français en 1968 et partout dans le monde. Je l’ai récupérée dans une vieille collection Folio Junior des années 90 en noir et blanc. C’est dommage car les dessins font vraiment partie du charme du bouquin, fourmillent de détails et ne peuvent se savourer parfaitement qu’en grand format et en couleur.
La fameuse invasion de la Sicile par les ours est largement plus intéressant et complexe que le film. Bien qu’étant destiné à la jeunesse, il y a des morts, des traitrises et de la tragédie. Le dessin animé a introduit des humains dans des rôles importants (pour l’identification des enfants ?), a fait de Tonin un héros (ce qui est loin d’être le cas chez Buzzati) et modifie le décès d’un personnage clé pour le rendre glorieux. On perd également le jeu littéraire et le style graphique est très différent de celui de Buzzati, qui collait davantage à l’esprit. J’ai au final beaucoup aimé ce roman et je vais essayer d’acheter une belle édition pour en profiter pleinement.
Feeding Ghosts – A Graphic Memoir de Tessa Hulls (MCD Picador, 2024), 386 p.

Selon Tessa, la folie de Sun Yi affecta viscéralement Rose, générant chez elle une incapacité à maîtriser ses émotions et à appréhender sereinement les relations mère/fille. Le clash avec Tessa survint dès la préadolescence, quand elle se mit à exprimer ses opinions. La rédaction de Feeding Ghosts – A Graphic Memoir a servi de thérapie à Tessa, qui s’est confrontée aux fantômes au lieu de les ignorer. Elle a réalisé des recherches approfondies sur Sun Yi et sur l’Histoire de la Chine pour comprendre comment celle-ci perdit la raison et les répercutions que cela eut sur Rose. Elle analyse aussi l’impact de l’instabilité de sa mère sur son propre caractère et détaille la méthode qu’elle a inconsciemment utilisé pour s‘en sortir, se forgeant un masque d’impassibilité et de détachement.
Feeding Ghosts – A Graphic Memoir s’annonçait exceptionnel sur le papier et j’aurais vraiment voulu l’apprécier davantage. Vainqueur de prix prestigieux, il porte sur des thèmes qui me tiennent à cœur comme l’immigration, l’Histoire de la Chine, les conséquences de la folie sur l’entourage, les relations grand-mère/mère/fille, tout cela dans un style graphique horrifique et foisonnant. Visuellement, j’ai été emballé, c’est superbement glauque, avec un trait noir et torturé qui renforce le sentiment d’oppression, nous permettant de nous glisser dans la peau de Tessa. C’est en revanche extrêmement verbeux, le terme « roman graphique » est ici parfaitement adapté, il y a d’énormes pavés de texte et l’image n’est qu’un support. Il y a par ailleurs des redondances, Tessa revenant ad nauseum sur certains traumas. Si c’est compréhensible d’un point de vue psychologique, cela finit par lasser en tant que lecteur. Ce ne sont toutefois pas ces éléments facilement pardonnables qui m’ont troublé mais une narration problématique à plusieurs niveaux qui m’a gâché le plaisir.
Bien qu’ayant des ancêtres chinois, Tessa est profondément Etats-unienne. Elle est très individualiste, se met constamment en avant avec un story-telling typique de ce pays, et sa valeur principale est la liberté. Elle affirme ainsi qu’elle a été capable de conclure la page ouverte par sa grand-mère grâce « au pouvoir de ses libertés américaines et de ses privilèges américains » (p.368). Elle ne se remet jamais réellement en cause, tous les blocages viennent de sa mère et de sa grand-mère, ce qu’elle tente de démontrer à l’aide d’un baratin psychologisant agaçant. Et si la situation s’améliore, c’est uniquement parce qu’elle a effectué le travail et les recherches nécessaires. A aucun moment elle ne considère que sa mère ait pu changer en vieillissant ou qu’elle a elle-même évolué et surmonté ses propres inhibitions.
Elle renvoie en outre tous les traits supposément non américains de Rose à sa sinité. Or, certains sont liés à l’immigration, une cassure qui marque ceux qui la subissent. L’importance de la famille et de la communauté, la nostalgie du pays d’origine et une idéalisation d’un passé mythifié sont des caractéristiques communes à la plupart des immigrés. D’autres remarques sont surprenantes. Elle dit par exemple : « Etant donné sa culture et son éducation coloniale, il aurait été inconcevable [pour ma mère] de laisser mon père lever le petit doigt. Je me souviens l’avoir vu une fois, sans même se tourner pour la regarder, lever son mug vide pour qu’elle le reremplisse » (p.296). Heu, j’ai vu ça en France également chez de bonnes familles gauloises, il n’y a rien de spécifiquement chinois là-dedans.
Je m’étonne enfin de l’absence du grand-frère, à peine mentionné à quelques reprises alors qu’il a apparemment grandi avec elle et qu’ils passaient du temps ensemble. Il aurait été intéressant d’avoir sa vision et de connaître sa relation avec Rose. Cela aurait permis d’avoir un contrepoint au monologue de Tessa mais aurait pu nuire à son discours de sauveuse. De façon ironique, elle reproche à sa grand-mère d’avoir construit une autobiographie dans laquelle elle se donne le beau rôle en se voilant la face. Elle fait finalement un peu la même chose.
Revues
Les Cahiers du cinéma n°826 – Décembre 2025

Du côté des nouveautés, je remarque L’agent secret (2025) de Kleber Mendonça Filho, le metteur en scène d’Aquarius (2016) ou de Bacurau (2019), qui propose un thriller politique dans le Brésil des années 70 ; et L'amour qu'il nous reste (2025) de l’Islandais Hlynur Pálmason, comédie dramatique sur l’éclatement d’une famille dans les paysages de l’Islande. C’est plus riche au niveau du patrimoine. Huit films de Paulo Rocha sont édités en DVD, j’en ai toujours 2-3 qui trainent sur mes étagères que je n’ai pas regardés, il faudrait que je corrige ça. Il sort également trois mélodrames de Yasuzô Masumura, qui me convainc généralement davantage avec ses thrillers ; L’attaque des fourgons blindés, un apparemment bon film de braquage australien de 1978 ; un coffret Mitchen Leisen, je dois déjà en avoir la plupart mais il faudrait que je vérifie qu’il ne m’en manque pas ; et la ressortie de Coup de cœur de Coppola (1982) que je n’ai toujours pas vu.














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